« Les sanctions américaines contre la Syrie n’arrêteront pas les atrocités », par Sam Heller

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Bien que nous produisions la grande majorité de nos articles, nous traduisons occasionnellement d’importantes analyses lorsqu’elles ont échappé à l’attention des médias francophones. C’est le cas de cette tribune de l’un des plus grands experts mondiaux du conflit syrien, qui explique avec des arguments percutants pourquoi les sanctions américaines récemment imposées à la Syrie n’arrêteront pas les atrocités dans ce pays, et aggravent d’ores et déjà les souffrances du peuple syrien. Vu la sensibilité de ce sujet, nous saluons cette prise de position courageuse de la part de cet éminent chercheur, et nous soutenons sa démarche en traduisant son important article.  

 

« À quoi servent les sanctions américaines contre la Syrie ? » 

 

Texte original par Sam Heller (WarOnTheRocks.com, 27 septembre 2020)

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

Les sanctions américaines contre la Syrie « n’arrêteront [pas] les atrocités »

 

En septembre dernier, le sénateur Chris Murphy a défendu sur Twitter les appels à plus de retenue dans la politique étrangère américaine contre les tentatives de les caricaturer comme des appels immoraux à « ne rien faire ». Murphy réagissait à un tweet du chroniqueur du Washington Post Josh Rogin sur l’implication des États-Unis en Syrie. Rogin a répondu en demandant à Murphy quelle action soutenait-il pour « mettre fin aux atrocités de masse », et en l’exhortant de « se joindre » aux partisans des sanctions contre la Syrie dans leur « tentative d’arrêter ces crimes à grande échelle ».

 

« Je n’incite pas [uniquement] à faire quelque chose », a écrit Rogin à Murphy. « Je suggère d’agir de manière constructive afin d’arrêter les atrocités. C’est un impératif pour nous. »

 

Plus tôt cette année, David Adesnik a écrit une revendication similaire sur WarOnTheRocks.com, affirmant que, « mis à part les sanctions, il n’y a aucune autre option sur la table qui ait le potentiel de stopper au moins certaines des atrocités d’Assad. »

 

Mais même si Rogin, Adnesnik et d’autres répètent cette rengaine, les sanctions américaines contre la Syrie « n’arrêteront [pas] les atrocités ». Personne ne s’attend sérieusement à ce qu’elles y parviennent. Et au nom d’un objectif illusoire, ces sanctions ont un coût humain réel, à présent.

 

Ces mesures punitives de Washington illustrent en grande partie ce qui dysfonctionne dans la politique étrangère interventionniste des États-Unis en général. Contre la Syrie, l’Amérique utilise des moyens coercitifs – des sanctions économiques unilatérales –, à des fins inadaptées et invraisemblables.

 

Ce processus est justifié par Rogin et d’autres à Washington en des termes moralisateurs et exhortatoires, basés sur la conviction que « nous devons essayer » de faire quelque chose. Mais sans réelles perspectives de succès, « essayer » est irresponsable et néfaste.

 

Comment en est-on arrivé là ?

 

Sur Twitter, Rogin exhortait Murphy à « se joindre » aux partisans du Caesar Civilian Protection Act – connu comme étant la loi César –, que le Président Trump a promulguée en décembre 2019 et qui est entrée en vigueur en juin 2020. Depuis, les États-Unis ont annoncé plusieurs trains de sanctions en vertu de cette loi et d’autres mesures punitives visant la Syrie.

 

Cette législation porte le nom de « César », le pseudonyme d’un photographe militaire syrien qui a fait défection et qui a clandestinement exfiltré des preuves photographiques de milliers de morts dans les prisons du pays.

 

La loi César représente le plus vaste et récent train de mesures punitives américaines à l’égard de la Syrie. Elle impose des sanctions aux personnes étrangères qui traitent de manière significative avec le gouvernement syrien, ou qui lui fournissent des services appuyant ses activités militaires, son secteur de l’aviation et ses industries pétrolière et gazière. Elle pénalise également la fourniture de services de BTP et d’ingénierie au gouvernement syrien, décourageant les investissements dans la reconstruction de la Syrie après la guerre.

 

L’exceptionnelle force de la loi César découle de sa portée étendue et des « sanctions secondaires » par lesquelles elle menace les ressortissants de pays tiers, y compris les potentiels investisseurs du Liban, de la Jordanie et du Golfe arabe. Les responsables américains ont déjà invoqué cette loi pour mettre en garde les investisseurs émiratis. Cette législation est un outil puissant au service d’une plus vaste campagne de l’administration Trump visant à isoler Damas aux niveaux politique et économique.

 

Selon toute vraisemblance, les conséquences de la loi César ne se mesurent pas aux individus et entités directement nommés dans les trains de sanctions successifs. L’impact réel de cette législation réside plutôt dans les noms qui n’y apparaissent pas, notamment ceux des investisseurs qui auraient pu contribuer au redressement de la Syrie, mais qui en ont été découragés. L’effet de cette loi est donc susceptible de se faire ressentir à moyen et long termes, car elle empêche les conditions déjà mauvaises de s’améliorer dans ce pays.

 

Outre les secteurs que la loi César nomme explicitement, cette législation et les autres sanctions américaines affectent également l’activité économique légitime, y compris l’aide aux Syriens dans le besoin. Les responsables à Washington mettent en avant les exemptions de ces lois pour les activités humanitaires en Syrie. Or, les organisations concernées soulignent que ces exceptions sont insuffisantes. En effet, sachant qu’elles cherchent à minimiser le risque, la « surconformité » des banques et des autres entreprises a un effet dissuasif sur ces activités.

 

En outre, les civils syriens ne survivent pas exclusivement grâce à l’aide humanitaire. Ils dépendent également des affaires et du commerce ordinaires, dans un système économique complexe dont chaque élément positif ne peut être certain d’être exempté des sanctions américaines. Même les humanitaires comptent sur l’économie locale pour se procurer des biens et des services. Les sanctions qui étranglent l’économie syrienne affectent donc nécessairement l’aide humanitaire et le bien-être des civils en général.

 

Il semble que les sanctions américaines aient exacerbé la crise économique qui paralyse la Syrie, et qui résulte également de la crise financière au Liban voisin, de la pandémie de Covid-19, et de l’impact d’une guerre civile qui dure depuis bientôt dix ans. Aujourd’hui, ce pays est confronté à des pénuries alimentaires et à la faim, en partie du fait des sanctions occidentales.

 

Les objectifs de cette illusoire politique

 

Quel est donc l’intérêt de ces sanctions ? En quoi les États-Unis bénéficient-ils du fait de maintenir la Syrie dans un état de misère et de pauvreté ?

 

Rogin vous répondra que la loi César est une tentative d’« arrêter les atrocités de masse ». Selon la loi elle-même, les sanctions visent « à contraindre le gouvernement de Bachar al-Assad de mettre fin à ses attaques meurtrières contre le peuple syrien, et à soutenir une transition vers un gouvernement qui respecte l’état de droit, les droits de l’Homme et la coexistence pacifique avec ses voisins. »

 

Ce sont des objectifs salutaires. Cette dernière décennie, le gouvernement Assad a commis des actes terribles et choquants, en réprimant avec violence un mouvement de protestation majoritairement pacifique, puis en imposant une stratégie de la terre brûlée pour reprendre une grande partie du pays à divers groupes d’insurgés.

 

Le problème est que les objectifs de cette loi – soit stopper la violence et imposer une transition politique –, sont inatteignables à travers la loi César ou tout autre moyen réaliste à notre disposition. Quelle que soit la méthode employée, les États-Unis ne forceront pas la Syrie à respecter les droits de l’Homme et l’état de droit ; de même qu’ils ne pourront contraindre ce pays à « arrêter les atrocités » dans ses prisons ou sur le champ de bataille.

 

Les responsables américains devraient donc évaluer la loi César et ses plus vastes objectifs en gardant cette impossibilité à l’esprit. Après tout, chaque politique induit des coûts et des compromis. Ces incidences en valent-elles la peine, si elles sont froidement mises en rapport avec ce que cette politique peut accomplir ?

 

Sur WarOnTheRocks.com, Adesnik s’est plaint de la façon dont les critiques des sanctions formulent cette évaluation coûts-avantages : « Tout en traitant le préjudice économique comme une certitude, ils ont tendance à écarter la possibilité (ou même à ne pas se demander) si les sanctions vont priver Assad des ressources nécessaires pour lancer sa prochaine offensive militaire et son cortège d’atrocités. »

 

Adesnik plaide pour le recours aux sanctions afin de « tester l’hypothèse » voulant que les moyens limités du gouvernement syrien l’empêcheraient de lancer une nouvelle action offensive. En parallèle, écrit-il, « il est loin d’être acquis que les sanctions de la loi César auront un impact significatif sur le bien-être des Syriens ordinaires. » D’après lui, leurs conditions de vie sont déjà si désespérées que « les conséquences des sanctions de la loi César sur les ménages peuvent être marginales, voire même inexistantes ». Précisons d’abord qu’Adesnik omet que les conditions de vie des Syriens sont désespérées en partie à cause d’autres sanctions américaines et occidentales antérieures à la loi César.

 

Essentiellement, il s’avère que son « hypothèse » relève du fantasme. Presque personne ne pense réellement que la loi César, et plus largement l’actuelle politique de pression des États-Unis sur Damas atteindront leurs objectifs officiels. Aucune de ces tactiques n’est susceptible d’imposer à l’État syrien une contrainte si forte qu’il se soumettrait à une transition politique, ou à des réformes qui équivaudraient à un changement de régime ; ces mesures ne peuvent pas non plus le dissuader d’attaquer les dernières enclaves rebelles du pays. Les ressources du gouvernement syrien risquent de diminuer davantage, mais consacrera probablement le peu qui lui reste à la survie de son régime et à sa victoire militaire. Cette dernière décennie, même dans ses périodes les plus difficiles et désespérées, le gouvernement syrien n’a jamais stoppé ni modéré ses tentatives sanglantes de réimposer son mandat à l’échelle nationale.

 

Nous ne pouvons pas exclure la possibilité que la pression économique fasse tomber l’État syrien. Or, cela ne semble pas imminent et, de toutes manières, un tel scénario engendrerait un chaos cauchemardesque pour les Syriens et désastreux pour la sécurité régionale. Et rien ne permet de penser que l’affaiblissement économique de la Syrie pèsera tellement sur son allié russe que ce dernier imposera à Damas le genre de changement politique radical que les États-Unis exigent.

 

Les chances de succès de « l’hypothèse » d’Adesnik semblent proches de zéro. Pendant ce temps, la souffrance causée par les sanctions américaines sur la population syrienne est sure à 100%. 

 

Après tout, les mesures punitives de la loi César et des autres législations que les États-Unis ont imposées sont suffisantes pour infliger des souffrances économiques. Or, la douleur ne doit pas être une fin en soi. L’on est censé y avoir recours comme levier pour obtenir des améliorations. Et pour imposer de telles évolutions positives, les moyens actuels sont évidemment inadaptés.

 

Rogin affirme que les sanctions de la loi César visent à « essayer d’arrêter les atrocités de masse ». Mais le fait d’« essayer » n’apporte rien. Soit la politique fonctionne, soit elle dysfonctionne.

 

Le fait d’« essayer » fait principalement sens en politique intérieure, soit pour satisfaire une circonscription bruyante avec des idées politiques malavisées, soit pour flatter la perception qu’ont les Américains de leur propre moralité. Il n’y a qu’aux États-Unis que les politiciens sont salués pour les moyens qu’ils mettent en oeuvre dans notre pays, et non pour le résultat de ces politiques. 

 

Pour en revenir à la loi César, certains de ses partisans estiment que la douleur économique est son objectif central, dans le cadre d’une stratégie entièrement punitive. Malgré tous ses défauts, une politique de vengeance a le mérite d’être totalement cohérente.

 

Rogin et d’autres observateurs comme Adesnik brouillent la question de savoir si ces sanctions fonctionnent réellement en transformant leurs plaidoyers bellicistes en incantations sentimentalistes. Le fait que la loi César tire son nom d’un transfuge syrien obéit à cette logique, étant donné la façon dont elle englobe l’histoire personnelle de « César » et les crimes qu’il a révélés dans le dispositif de coercition [économique] des États-Unis. Mais en pratique, quel est le rapport de cette législation avec les atrocités documentées par « César » ? Cette loi met en avant la condamnation, par Washington, des crimes du gouvernement syrien. Mais à l’avenir, va-t-elle empêcher des actes similaires ? Si l’on est réaliste, apportera-t-elle une quelconque évolution positive ?

 

Cette posture morale a un prix pour les Syriens assiégés. Les partisans des sanctions se disent préoccupés par leur sort. Par conséquent, si l’on applique leurs propres normes, une politique engendrant des dommages collatéraux de cette ampleur devrait être considérée comme injustifiable.

 

En principe, les défenseurs des sanctions soulignent que Damas est le principal responsable de l’état misérable de la Syrie, à l’aune de la guerre dévastatrice de ce gouvernement contre ses propres citoyens. Or, les États-Unis n’ont pas été qu’un simple spectateur dans la destruction complète du capital physique et social de ce pays en presque dix ans de guerre. Rappelons notamment que Washington a dépensé plus d’un milliard de dollars pour armer le camp [anti-Assad]. Souvenons-nous aussi que les bombardements américains ont massivement détruit Raqqa durant la campagne [du Pentagone et de ses alliés] contre l’État Islamique.

 

Aujourd’hui, la politique de sanctions américaines ne se limite pas à ce que les États-Unis diabolisent la Syrie et s’abstiennent d’investir leur propre argent pour reconstruire ce pays. En réalité, avec les sanctions secondaires de la loi César et l’application agressive d’autres mesures du même ordre, Washington intimide ouvertement quiconque souhaiterait contribuer à la reconstruction d’une Syrie massivement détruite.

 

En clair, le fait d’aggraver la misère dans ce pays tout en « essayant » [de lui imposer une politique vouée à l’échec] au nom d’une posture moraliste et performative est une démarche psychopathe.

 

« Faire quelque chose » de néfaste

 

Il y a plusieurs années, dans les colonnes de WarOnTheRocks.com, Jeremy Shapiro et Andrew Miller ont promu ce qui est souvent tourné en dérision dans les débats comme le fait de « ne rien faire ». Or, ces deux experts ont décrit comment le processus politique américain est orienté vers la conception d’options proactives visant à « faire quelque chose », même lorsqu’elles semblent inapplicables et malavisées. Suggérer l’inaction, c’est-à-dire « rien », est découragé à Washington car considéré comme pessimiste et inutile. Par conséquent, le processus décisionnel aboutit à des politiques du « faire quelque chose » qui se fondent sur des hypothèses erronées et des moyens inadéquats.

 

Aujourd’hui, les sanctions semblent être l’option préférée de Washington pour « faire quelque chose ». Rogin l’a bien résumé, en affirmant que les sanctions contre la Syrie sont « littéralement le moins que nous puissions faire pour punir les crimes de guerre [d’Assad]. C’est juste la démarche au-dessus de l’inaction. »

 

Maintenant que la législation César a force de loi, elle va probablement durer un certain temps, au moins jusqu’à son extinction statutaire prévue dans cinq ans. Aux États-Unis, il n’existe aucune entité suffisamment influente et motivée pour défendre la cause d’un allégement des sanctions contre la Syrie. Et les élections présidentielles de novembre n’y changeront probablement rien. Lorsqu’il fut interpellé par Rogin, le conseiller de Joe Biden, Antony Blinken, affirma que la loi César était un « très important moyen » de pression contre Damas.

 

Or, [cette déclaration] ne rend pas moins nocives et inutiles la loi César et la politique américaine à l’égard de la Syrie, qui appauvrissent et brutalisent davantage cette société.

 

Par conséquent, ne laissez pas les défenseurs des sanctions vous inciter à vous « joindre » à eux. La loi César et les autres sanctions contre la Syrie ne sont que les dernières lubies d’une classe dirigeante qui privilégie le fait d’« essayer » aux résultats et, dans le cas présent, au bien-être des Syriens piégés dans leur propre pays.

 

Texte original par Sam Heller

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix 

 

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