Dans une récente tribune, Hillary Clinton nous alerte sur l’influence excessive du complexe militaro-industriel aux États-Unis. Ironiquement, les marchands d’armes américains avaient massivement financé sa campagne en 2016, et son bellicisme notoire avait nettement favorisé leurs intérêts. En septembre dernier, Donald Trump a critiqué ce même complexe militaro-industriel, cherchant à nous faire oublier ses budgets militaires record et son recours décomplexé aux guerres hybrides et aux bombardements indiscriminés. Par conséquent, si Clinton et Trump ont raison de dénoncer la trop forte influence des marchands d’armes à Washington, nous allons expliquer pourquoi ils ont décisivement aggravé les facteurs à l’origine des « guerres sans fin », dont le lucratif essor du complexe militaro-industriel.
Hillary Clinton, ou la militarisation du Département d’État
« Le problème ne vient pas pas toujours d’un surcroit de changement ; dans certains domaines, c’est le contraire qui est problématique. La surmilitarisation de la politique étrangère américaine est une mauvaise habitude qui remonte à l’époque où le Président Dwight Eisenhower nous alertait contre “le complexe militaro-industriel”. » L’auteur de cette citation n’est pas Noam Chomsky, mais Hillary Clinton. Elle a récemment formulé cet argument dans la revue Foreign Affairs, ce qui est paradoxal vu son bellicisme notoire.
En effet, avant même de diriger le Département d’État, Hillary Clinton avait soutenu les guerres illégales du Kosovo puis de l’Irak, tout en affirmant que les États-Unis pourraient « totalement oblitérer l’Iran » en cas d’agression contre Israël – une déclaration extrême qui avait suscité les réserves de son futur patron Barack Obama. En tant que secrétaire d’État de ce dernier entre 2009 et 2012, elle avait vigoureusement soutenu la guerre en Libye, fait pression sur le Président pour qu’il autorise l’aide militaire en faveur des rebelles en Syrie, et défendu la nécessité d’une zone d’exclusion aérienne dans ce pays. En clair, de telles politiques et prises de position ne pouvaient que favoriser les intérêts du complexe militaro-industriel qu’elle vient de critiquer.
Poursuivant son développement dans Foreign Affairs, Hillary Clinton estime que de « de nombreux généraux comprennent ce que James Mattis a déclaré au Congrès lorsqu’il dirigeait le Commandement central des États-Unis : “Si vous ne financez pas entièrement le Département d’État, alors je finirai par acheter davantage de munitions”. Or, de nombreux politiciens ont trop peur d’être accusés de mollesse sur les questions de Défense pour écouter un tel argument. Donc ils empilent les opérations du Pentagone et autorisent des budgets militaires hypertrophiés tout en affamant les agences civiles. » Cet argument est pour le moins ironique, sachant que les actions d’Hillary Clinton au Département d’État ne visaient pas à empêcher de nouvelles guerres, mais s’inscrivaient en appui de telles campagnes.
Par exemple, Google et le média qatari Al-Jazeera organisèrent une opération d’influence majeure, pilotée par un ex-cadre du Département d’État et soutenue par cette institution, à l’époque dirigée par Hillary Clinton. Fonctionnelle en juillet 2012, cette initiative visait à recenser les défections au sein des autorités syriennes afin de susciter d’autres départs et de renforcer le moral de l’opposition armée. D’ailleurs, sa conception de la diplomatie était si belliqueuse qu’elle avait demandé à ses diplomates d’espionner les plus hauts responsables des Nations-Unies. Outre son soutien appuyé en faveur des nouvelles guerres de Bush et d’Obama, rappelons qu’elle avait défendu la nécessité d’une augmentation majeure du nombre de soldats en Afghanistan, que son Département d’État avait servi de couverture pour l’extension des frappes de drones américaines au Pakistan et au Yémen, et qu’elle avait échoué à apaiser les relations de Washington avec Moscou et Pyongyang.
Par conséquent, comme l’a observé l’activiste antiguerre Medea Benjamin, « ce n’est qu’après que Clinton ait démissionné de son poste (…) et qu’elle fut remplacée par John Kerry que le Département d’État est passé du statut de simple appendice du Pentagone à une institution qui recherchait vraiment des solutions diplomatiques créatives à des conflits apparemment insolubles. Les deux réalisations marquantes du Président Obama en matière de politique étrangère – l’accord avec l’Iran et l’ouverture révolutionnaire avec Cuba –, sont survenues après le départ de Clinton. Ces victoires historiques servent à mettre en évidence son bilan misérable à ce poste », et expliquent le soutien massif du complexe militaro-industriel en sa faveur durant les élections présidentielles de 2016.
Sous l’ère Trump, une remilitarisation du Département d’État
Poursuivie par Rex Tillerson, qui déjoua le projet saoudo-émirati d’envahir le Qatar, la parenthèse multilatéraliste ouverte par John Kerry s’est refermée à l’arrivée de Mike Pompeo à la tête du Département d’État, en avril 2018. Depuis lors, ce dernier a imposé des politiques de sanctions extrêmement agressives à l’égard des ennemis et rivaux des États-Unis, dont le Vénézuela, l’Iran, la Syrie, le Hezbollah, la Chine et la Russie. Rappelons alors que, sur le dossier iranien, Washington s’est retirée unilatéralement du traité sur le nucléaire iranien en 2018 et a ensuite mis en œuvre plusieurs trains de sanctions aux effets dévastateurs pour ce pays. Dernièrement, le spécialiste Max Abrahms a écrit que « les sanctions anti-iraniennes sont une forme d’“accélérationnisme” pour nuire aux Iraniens et les amener à se révolter. Pour le lobby anti-iranien, la fin justifient les moyens. Ils sacrifieront ce peuple pour un changement de régime tout en vantant cette punition collective comme un geste humanitaire. C’est malsain. »
Dans un récent article, l’auteur de ces lignes a écrit – mais sans l’expliciter suffisamment –, que l’administration Trump préparait les « prochaines guerres sans fin ». C’est précisément à cause de cette généralisation de l’unilatéralisme punitif et de la militarisation de la diplomatie entamée sous Hillary Clinton et relancée par Mike Pompeo que les prochains conflits éclateront. Soulignons-le clairement : en mettant dos au mur des pays moins puissants mais déterminés à résister aux sanctions américaines, ces politiques ne peuvent qu’être un facteur de guerres civiles, voire de conflits armés internationaux – à plus forte raison vu l’agressivité croissante de Washington à l’égard de la Chine et de la Russie. Ce climat de tensions favorise logiquement le complexe militaro-industriel, d’autant plus que Donald Trump a fait voter des budgets militaires record ces dernières années.
Pourquoi le cabinet Trump a préparé les guerres de demain
Ironiquement, l’actuel locataire de la Maison-Blanche a fustigé ce même complexe militaro-industriel le mois dernier, mais sans le nommer. Or, comme l’ont résumé nos confrères de Politico.com, « depuis qu’il est devenu Président, Donald Trump a supervisé des augmentations historiques des budgets de la Défense, vénéré nos équipements militaires, installé un certain nombre d’initiés de l’industrie de la Défense aux principales positions du Pentagone, et fait des efforts majeurs pour vendre des armes à l’étranger. Mais lundi, Trump a déclaré que les dirigeants du Pentagone “ne veulent rien faire d’autre que mener des guerres pour continuer à rendre heureuses toutes ces merveilleuses entreprises qui fabriquent les bombes et les avions et tout le reste.” »
Comme à leur habitude, ses partisans y ont vu un autre signe que Trump combattait l’« État profond », ou ce que d’aucuns appellent le complexe militaro-industriel. Or, nos confrères de Politico.com ont rappelé que « le bilan de Trump raconte une histoire différente. Ses trois secrétaires à la Défense triés sur le volet avaient des liens avec l’industrie de l’armement : Jim Mattis était un membre du conseil d’administration de General Dynamics, Pat Shanahan était un cadre de Boeing et Mark Esper était le principal lobbyiste de Raytheon. (…) Près de la moitié des hauts responsables du Pentagone sont liés à des firmes militaires, selon une analyse du Projet sur la surveillance gouvernementale. Mais au-delà des choix de personnel, Trump a fait de l’achat, de la promotion publique et des ventes à l’étranger de matériel militaire une priorité majeure de son administration. Il s’est fait le champion de deux budgets de Défense qui ont dépassé les 700 milliards de dollars, et il se prépare à en signer un troisième. Le projet de loi que Trump a promulgué en 2018 a entériné le plus gros budget que le Pentagone n’ait jamais connu, et il sera encore plus élevé l’année suivante. »
N’en déplaise à ses partisans, l’on ne stoppe pas les « guerres sans fin » des États-Unis avec de tels budgets de Défense. Au contraire, ces choix reviennent à investir massivement dans les capacités américaines de lancer les prochains conflits et d’alimenter les actuels, tout en se présentant comme un isolationniste – voire un pourfendeur du complexe militaro-industriel. Cette posture est trompeuse, mais elle est électoralement attrayante dans un pays traumatisé par ses opérations catastrophiques en Irak et en Afghanistan. C’est la raison pour laquelle Trump a opté pour les guerres hybrides, cherchant à limiter au maximum le déploiement de personnel militaire américain sur les zones de conflit – une réorientation stratégique lancée durant le second mandat de George W. Bush, et accéléré par son successeur.
Évidemment, tout comme Hillary Clinton a raison de déplorer la militarisation de la politique étrangère américaine – bien qu’elle ait joué un rôle clé dans ce processus –, Donald Trump dresse un juste constat lorsqu’il déplore l’influence excessive du complexe militaro-industriel sur le Pentagone. Comme l’a relevé notre consœur Mandy Smithberger, « de nombreux hauts dirigeants [de cette institution] sont sous l’emprise totale de l’industrie de la Défense. Et la crainte que toute contestation [de ces firmes] lorsque l’on occupe un poste officiel ne mette en péril de futurs emplois bien rémunérés dans ce secteur risque de corrompre la prise de décision au Pentagone. (…) J’ai suivi l’influence indue des entreprises de la Défense sur [cette institution,] et j’ai constaté en 2018 que plus de 380 hauts fonctionnaires du Pentagone avaient été embauchés par de telles firmes dans les deux ans suivant leur départ du bâtiment. Et dans la grande majorité des cas, j’ai découvert que les vingt principaux sous-traitants du Pentagone embauchaient d’anciens membres du gouvernement pour être des lobbyistes, (…) dont la principale compétence est le trafic d’influence. »
Sachant que Donald Trump autant qu’Hillary Clinton dénoncent ce fléau, nul doute qu’il est connu de l’ensemble des hauts responsables à Washington – un phénomène qui ne date pas d’hier, malheureusement. Comme l’avait signalé le Président Eisenhower dans son discours de fin de mandat de janvier 1961, « dans les assemblées du gouvernement, nous devons (…) nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. » Vu la profondeur du mal que nous venons de décrire, et le double langage de dirigeants clés tels que Trump et Clinton sur cette épineuse question, il sera difficile de contrer ce processus. En clair, à moins d’une improbable contre-révolution dans les affaires militaires américaines, les processus qui aboutissent aux « guerres sans fin » de Washington ne sont pas prêts de disparaître.
Maxime Chaix