Le tueur de Samuel Paty, un « individu tyran » à l’ère du numérique

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Sans surprise, l’atroce décapitation du professeur Samuel Paty déclenche une vague de colère, d’indignation et d’appels à un sursaut des pouvoirs publics pour combattre l’islamisme. Hélas, cet attentat ne sera pas le dernier, puisqu’il suffit qu’un extrémiste utilise une arme par destination pour déstabiliser la France entière, et qu’il aggrave son crime en le diffusant sur les réseaux sociaux. En d’autres termes, n’importe qui peut s’improviser terroriste avec un couteau et un smartphone. Dans ce contexte, le dernier livre du philosophe Éric Sadin nous éclaire sur le fléau de l’« individu tyran » à l’ère du numérique, dont le tueur de Samuel Paty nous semble être l’incarnation la plus dangereuse, comme nous l’expliquerons en détaillant son usage de Twitter depuis juin dernier. L’occasion pour nous de critiquer la guerre de tous contre tous sur les réseaux sociaux, et d’en appeler à un apaisement du débat public face au risque d’éclatement de la société. 

 

Février 2006. Alors que seuls France-Soir et Charlie Hebdo ont décidé de publier les caricatures de Mahomet, le Président Jacques Chirac s’indigne de cette initiative et déclare que « tout ce qui peut blesser les convictions d’autrui, en particulier les convictions religieuses, doit être évité », ajoutant que « la liberté d’expression doit s’exercer dans un esprit de responsabilité ». Quelques jours auparavant, il avait critiqué « toutes les provocations manifestes, susceptibles d’attiser dangereusement les passions ».

 

En prenant de telles positions, le Président Chirac avait manifestement pressenti qu’une boîte de Pandore venait d’être ouverte, et que la republication de ces caricatures pouvait avoir des conséquences dramatiques et incalculables. Hélas, l’ignoble attentat perpétré neuf ans plus tard contre la rédaction de Charlie Hebdo montre que son pressentiment n’était pas infondé. Certes, l’on peut critiquer sa position en la considérant comme une démission face aux extrémistes mais, en tant que garant de l’unité nationale, Jacques Chirac s’inquiétait d’une possible montée des tensions autour de ces caricatures. Il ne s’était malheureusement pas trompé, et ce cercle vicieux nous a poursuivi jusqu’à présent. Comme nous allons le constater, l’omniprésence du numérique dans nos vies quotidiennes attise ce périlleux antagonisme. 

 

Octobre 2020. Moins d’un mois après une attaque au hachoir contre deux confrères de Premières Lignes devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, un individu d’à peine 18 ans décapite un professeur ayant montré deux caricatures du prophète à ses élèves. Ces actes dépassent l’entendement, et l’on peine à comprendre les mécanismes qui poussent à commettre de tels crimes. Dans le cas de l’attentat contre Samuel Paty, cet enseignant fut ciblé en amont par des islamistes sur les réseaux sociaux, ce qui aurait inspiré son assassin. Issu d’une famille de réfugiés tchétchènes, ce jeune homme avait clairement mis en scène ses pulsions meurtrières sur Twitter au mois d’août, et ses posts sur ce réseau lui auraient valu plusieurs signalements à la plateforme Pharos. Au final, il s’est arrogé le droit de décapiter un simple professeur connu pour sa bienveillance, puis de poster une photo de son insoutenable crime depuis son compte Twitter

 

Une dizaine de jours avant cette décapitation, un important livre du philosophe Éric Sadin est paru. Dans le journal Le Monde, son confrère Roger-Pol Droit résume cet ouvrage en des termes qui semblent décrire le bourreau de Samuel Paty. En effet, il observe qu’un nombre croissant d’individus sont, d’après Éric Sadin, « de plus en plus ingouvernables. De plus en plus violents, en paroles et en actes. De plus en plus aigris, vindicatifs, revanchards, en même temps que souverainement capricieux et autocentrés. (…) Mettant en perspective l’évolution économique et sociale des dernières décennies, Éric Sadin explique comment les horizons communs sont entrés en crise, évincés peu à peu par la “primauté de soi”, qui finit par devenir dictatoriale. »

 

L’on peut percevoir cette forme de mégalomanie tyrannique chez le bourreau de Samuel Paty, qui a revendiqué cette exécution inhumaine en écrivant sur Twitter : « De Abdullah, le serviteur d’Allah, à Marcon [sic], le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Muhammad, calme ses semblables avant qu’on ne vous inflige un dur châtiment… » Comme l’ont remarqué nos confrères de Mediapart, des individus au profil similaire étaient connectés au compte Twitter du terroriste tchétchène, ce qui n’exclut pas l’implication d’un réseau dans cet attentat. L’agence de formation Tactical Systems Académie a d’ailleurs identifié ce qu’elle pense être une cellule islamiste à Évreux, où résidait l’assassin de Samuel Paty. Dans tous les cas, il n’est pour l’instant pas démontré que cet individu ait bénéficié du soutien d’une filière terroriste. En revanche, ses nombreux tweets extrémistes depuis la création de son compte Twitter en juin dernier indiquent une radicalisation préoccupante, que le futur meurtrier revendiquait fièrement sur ce réseau social.

 

Ultraviolence, frustration, antisémitisme, homophobie, haine de l’Occident, citations takfiristes : cet individu était en rupture totale avec notre société, mais il s’en vantait sur Internet. En relisant ses tweets, l’on se rend compte de la brutalité qui l’animait, et qui l’a poussé à parcourir 80 kilomètres pour assassiner un professeur innocent, et finalement glorifier son acte sur Twitter. Comme l’avait souligné Éric Sadin quatre jours avant cet attentat, « nous vivons un moment très particulier de brutalisation croissante des rapports entre personnes, d’état d’extrême crispation de la société, de défiance de plus en plus généralisée de la parole politique. (…) C’est un choc entre deux états contraires : les désillusions sociales et le mirage de puissance offert par l’industrie du numérique. Les réseaux sociaux font office d’exutoire », et permettent désormais de diffuser en direct des passages à l’acte terroristes d’une sauvagerie absolue. 

 

Sur la question de l’islam, ces plateformes sont le théâtre d’une surenchère permanente entre les détracteurs de cette religion et leurs rivaux islamistes, qui ne tolèrent plus la critique. Il en résulte de véritables guerres virtuelles – notamment sur Twitter –, où tous les coups sont permis : divulgation d’adresses personnelles, appels à la violence, menaces de mort et autres « raids numériques ». En dévoilant l’identité et le collège de Samuel Paty, et en attisant la haine des islamistes à son égard, un père de famille et son complice fiché S ont indirectement encouragé son assassinat, selon les Renseignements territoriaux. À l’heure où sont écrites ces lignes, 6 des 10 principales tendances sur Twitter concernent cet attentat, et une rapide lecture de ces échanges montre une sidérante agressivité interpersonnelle. Rien qu’en France, des dizaines de milliers de tweets sont régulièrement postés sur des sujets tout aussi clivants, et les internautes s’entredéchirent en essayant d’imposer agressivement leurs propres opinions, voire de détruire la réputation de leurs cibles.

 

Comme le préconise Éric Sadin, « il faut dépasser nos ressentiments pour les transformer en action positive avec les autres. Il est temps de refaire communauté ». Il appartient donc à nos autorités – qui sont les garantes de l’unité nationale –, d’agir résolument contre ce fléau. Mais nous devons également, en tant que citoyens responsables, prendre conscience de la nécessité d’une désescalade dans le débat public, et adapter nos comportements face au péril d’une hyper-atomisation de la société que nous décrit Éric Sadin. Dans le contexte actuel, se souvenir des appels à la modération lancés par Jacques Chirac en 2006 ne semblerait pas inutile, tandis qu’un ancien Premier Ministre ouvertement pro-saoudien lorsqu’il siégeait à Matignon cherche à jeter de l’huile sur le feu, sans que l’on ne saisisse sa légitimité à intervenir dans cet épineux débat. 

 

Maxime Chaix  

 

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