Nous avons récemment décrit le tueur de Samuel Paty et les islamistes qui ont inspiré son attentat comme des « individus tyrans », qui utilisent les réseaux sociaux pour répandre leur haine et encourager des actes criminels. De tels comportements sont hystériques, et ne peuvent qu’accroître le peur de l’islamisme – ce qui est parfaitement compréhensible et légitime –, mais également la défiance envers l’ensemble des musulmans. En effet, la succession de polémiques relatives à l’islam au sens large est préoccupante, en ce qu’elle conduit à un sentiment d’exclusion au sein d’une population musulmane qui pourrait elle-même subir des attentats d’extrême droite – selon les prédictions de nos services de renseignement. Dans ce contexte d’hystérie collective – que nous nommons l’« hystérocratie » –, il est donc urgent de refaire communauté, tout en combattant sans relâche les réseaux islamistes et leurs rivaux d’ultradroite.
« Après le chapelet d’attentats, et dans le contexte de faiblesse actuelle de notre peuple, qui subit la crise sanitaire, la crise sociale et la crise économique, (…) nous sommes vulnérables. (…) Il y a un risque de guerre civile ». Prononcées par notre ancien chef d’état-major des Armées, le général Pierre de Villiers, ces mises en garde ne sont pas alarmistes : elles sont alarmantes. En effet, il faut les replacer dans un plus large contexte de désintégration de la société française, qui se caractérise notamment par une hystérie collective observable sur les réseaux sociaux, et qui dépasse les seules questions de l’islamisme et du terrorisme.
Comme l’a relevé le philosophe Éric Sadin, « en quelques jours, [Samuel Paty] est devenu un coupable tout désigné, du fait d’individus fermement décidés à organiser une “fatwa” par écrans interposés. Cette campagne de dénigrement et ces expressions de colère indignée ayant fini par une exécution. Mais il faut relever que tant de pratiques plus ou moins similaires, et à des niveaux de violence variables, ont lieu tous les jours sur les réseaux sociaux ou sur YouTube. La formulation publique de ses rancœurs ou de ses expériences déçues étant devenue un nouveau sport social quotidien. Si ces usages ne débouchent pas toujours sur le crime, ils blessent des personnes, brisent des carrières et des vies, mènent à la dépression et parfois à des suicides du fait de la mise à la vindicte populaire ou du harcèlement en ligne. » La description de cette réalité, qu’Éric Sadin documente dans son dernier ouvrage, nous inspire le terme d’« hystérocratie » pour qualifier ce basculement vers la dislocation de la société, et dont l’agressivité constante observée sur les réseaux sociaux est le symptôme le plus inquiétant.
Dans ce même entretien, Éric Sadin ajoute qu’« à la suite de cet attentat, des manifestations de solidarité ont eu lieu partout en France, et c’est heureux. Cependant, il devrait y avoir des mobilisations de la société lors de chaque harcèlement public et dérive intolérables. Or, ce n’est pas le cas. En effet, cet embrasement des esprits s’est banalisé, il est allé jusqu’à maintenant faire partie de l’air du temps. Comment, en démocratie, pouvons-nous accepter qu’une telle brutalisation des rapports entre personnes devienne la nouvelle norme de conduite ? Avoir laissé faire depuis de longues années de tels agissements sans [y répondre] relève d’une coupable faute collective. » Dans ce contexte, si la vague d’indignation qui accompagne la décapitation de Samuel Paty est parfaitement légitime et compréhensible, le déchaînement de réactions maximalistes, de déclarations martiales et d’incitations à la violence est extrêmement préoccupante.
En effet, face à la multiplication des crimes djihadistes sur le territoire français depuis les attentats de Mohammed Merah, l’on ne peut qu’exhorter nos autorités à réagir avec fermeté face à la menace islamiste. Néanmoins, le fait que notre ministre de l’Intérieur affirme puis maintient qu’il est « toujours choqué d’entrer dans un hypermarché [et] de voir qu’il y avait en arrivant en rayon de telles cuisines communautaires » tend à nous indiquer que l’islamisme n’est pas l’unique cible de nos dirigeants, mais que la religion musulmane dans son ensemble leur pose problème.
On a récemment pu le constater durant la polémique autour du hijab porté à l’Assemblé Nationale par la syndicaliste de l’UNEF Maryam Pougetoux, qui n’avait pourtant commis aucune violation des règles encadrant la laïcité. Rappelons alors qu’en mai 2018, un scandale du même ordre avait déclenché contre elle une vague de cyber-harcèlement, alors qu’elle n’avait pas non plus enfreint la loi. En septembre dernier, le port d’un hijab par une étudiante sur BFMTV avait déclenché une telle polémique qu’elle avait ensuite « reçu des menaces de mort, des insultes, et énormément de diffamations » sur les réseaux sociaux. Encore une fois, il n’existe pas de loi interdisant le port du hijab et ni cette étudiante, ni Maryam Pougetoux ne défendent des thèses islamistes – jusqu’à preuve du contraire. Si d’aucuns peuvent regretter que l’UNEF ait choisi une femme voilée comme vice-présidente, et déplorer l’alliance de ce syndicat avec une organisation étudiante réputée proche des Frères Musulmans, nos concitoyennes qui portent le hijab sont visées même lorsqu’elles sont anonymes, comme on a pu l’observer lors d’une récente agression au couteau près de la Tour Eiffel.
Par ailleurs, lorsque des musulmanes sont violemment prises à partie dans les médias et les réseaux sociaux, l’hostilité qu’elles subissent ne peut que renforcer la propagande victimaire des organisations islamistes, et amplifier dangereusement les tensions qui menacent notre cohésion sociale. Ironiquement, lorsqu’Amal Abdullah al-Qubaisi, qui était alors la présidente du Conseil National Fédéral des Émirats Arabes Unis, s’est rendue en visite officielle au Quai d’Orsay et à l’Assemblée Nationale les 5 et 6 octobre 2016, son voile n’a suscité aucune polémique. Au contraire, elle a reçu une standing ovation dans l’hémicycle du Palais Bourbon, avant d’assister à une séance de questions au gouvernement. En d’autres termes, il faudrait appliquer les mêmes standards aux Françaises qui, du fait de convictions religieuses que l’on n’est pas obligé de partager, portent un hijab sans enfreindre la loi. Dans le cas contraire, on les désigne comme cibles à dénigrer en meute sur les réseaux sociaux, voire pire à l’aune de la menace incarnée par le terrorisme d’extrême droite. En clair, pour répondre aux agissements criminels des islamistes, évitons d’utiliser leurs propres méthodes de harcèlement.
Affirmons-le sans ambiguïté : il est inacceptable que des prédicateurs extrémistes et leurs réseaux puissent sévir en toute impunité, et inciter leurs coreligionnaires à s’attaquer à celles et ceux qu’ils estiment être des mécréants, l’instar de Samuel Paty. Face à de tels agissements, nos institutions ne doivent faire preuve d’aucune tolérance, et agir davantage tout en communiquant moins. En effet, les prises de position malheureuses de notre personnel politique autour du hijab ou de la nourriture halal – qui ne sont pas interdits par la loi –, ont le double effet délétère d’encourager les discriminations contre les musulmans tout en amplifiant la paranoïa et l’agressivité des réseaux d’ultradroite, dont certains voudraient frapper la minorité musulmane sur notre territoire.
En juin 2019, une commission d’enquête parlementaire rendait son rapport « “sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite en France”. Son rapporteur Adrien Morenas, député LREM, [nous alertait alors] sur le “risque de terrorisme d’ultradroite [qui] doit être pris très au sérieux, comme en attestent les récents attentats de Christchurch (Nouvelle-Zélande) contre des mosquées, ou de Pittsburgh (États-Unis) contre une synagogue”. Ce “risque terroriste d’ultradroite” émane notamment des “enfants du 13 novembre”, selon Patrick Calvar, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Des individus pourraient, selon lui, “se lancer dans une tuerie de masse sur notre sol si la capacité de résilience de la société française face au terrorisme islamiste venait à faire défaut”. »
En 2016, ce même Patrick Calvar estimait que « la France, où “un mouvement de fond entraîne la radicalisation de la société”, mais aussi l’Europe, [étaient] “en grand danger” », ce qui renforce notre constat sur l’émergence d’une « hystérocratie » dans notre pays, mais également chez nos voisins. Comme l’avait signalé Monsieur Calvar, « “c’est ce qui m’inquiète quand je discute avec tous les confrères européens : nous devrons, à un moment ou un autre, dégager des ressources pour nous occuper d’autres groupes extrémistes parce que la confrontation est inéluctable” a-t-il estimé. Et de préciser : “Vous aurez une confrontation entre l’ultradroite et le monde musulman – pas les islamistes mais bien le monde musulman”. » Par la suite, quatre affaires avaient conduit à l’incarcération de militants d’extrême droite qui se préparaient à tuer des cibles politiques, juives ou musulmanes.
Face au constat que nous venons de dresser, la surenchère médiatique de nos dirigeants, qui consiste à affirmer que nous serions en guerre, est irresponsable et ne peut que galvaniser nos ennemis islamistes. Comme l’avait préconisé le reporter de guerre Gérard Chaliand en décembre 2015, « on ne montre pas en boucle, à la télévision, les images des cadavres et les familles, cousin après cousin, pour dire que les victimes étaient formidables. On dit qu’un bus a sauté et qu’il y a quinze morts, point final. (…) Les médias nous pourrissent la vie avec leur audimat. Ils rendent service à Daech, ils font leur propagande : si je relaie six fois un crime de guerre de l’ennemi, je lui rends cinq fois service. C’est la société du spectacle. C’est minable. Mais non, contrairement à ce que raconte Hollande [et Darmanin actuellement], nous ne sommes pas en guerre : une guerre, ce serait comme ça tous les jours. On est dans une situation conflictuelle. »
Afin d’éviter que cette conflictualité ne se mue en guerre civile, nos dirigeants devraient donc agir davantage, et cesser de communiquer en donnant l’impression de viser l’ensemble des musulmans. Dans le cas contraire, le scénario craint par Pierre de Villiers pourrait bel et bien se concrétiser, dans un contexte d’« hystérocratie » qui nous mènerait à un affrontement armé. Aujourd’hui, la rédaction de Charlie Hebdo a publié une mise au point salutaire, en précisant que, « sur la couverture du n°712 du 8 février 2006 titrée “Mahomet dépassé par les intégristes”, Charlie Hebdo fait dire au prophète “C’est dur d’être aimé par des cons”, parce qu’il vise seulement les intégristes, pas les musulmans. C’est la différence entre Charlie et Robert Menard. Lire un dessin de presse, ça s’apprend, ça ne se détourne pas ». Appelant à diffuser massivement les caricatures de Mahomet, sans toutefois préciser que les islamistes sont les seuls à être visés par ces dessins, nos dirigeants et nos faiseurs d’opinion seraient bien inspirés de faire preuve du même discernement que la rédaction de Charlie Hebdo. Encore faudrait-il qu’ils aient conscience des périls recensés dans cet article.
Maxime Chaix