Pourquoi Washington aura du mal à renégocier avec l’Iran après les élections américaines

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Alors que les élections présidentielles américaines approchent, nombre d’observateurs se demandent comment Trump ou Biden géreraient le dossier iranien une fois dans le Bureau Ovale. Dans la grande majorité des analyses que nous avons consultées, l’influence de Washington lors d’une éventuelle renégociation du traité sur le nucléaire iranien nous semble surévaluée. Publié dans la plus prestigieuse revue américaine de politique internationale, l’article que nous avons traduit et que nous vous proposons aujourd’hui le montre avec des arguments solides, expliquant pourquoi la politique de « pression maximale » imposée à l’Iran par le cabinet Trump a renforcé le pouvoir en place, et encouragé son rapprochement avec la Chine et la Russie. Décryptage.   

 

« Peu importe qui présidera les États-Unis, l’Iran sera un plus âpre négociateur qu’auparavant »

 

Texte original par Mohammad Ayatollahi Tabaar (Foreign Affairs, 20 octobre 2020)

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

Le président Donald Trump s’est retiré du traité sur le nucléaire iranien en mai 2018 dans le but exprès de faire pression sur l’Iran pour qu’il négocie un accord plus favorable aux États-Unis. À cette fin, Washington a mené une politique de sanctions qualifiée de « pression maximale », qui a infligé des dommages extraordinaires à la société iranienne. En effet, l’économie de l’Iran s’est contractée de 7% en 2019-2020, et sa monnaie s’est dévaluée à un niveau record. Washington a récemment imposé davantage de sanctions au système bancaire iranien.

 

Téhéran a néanmoins refusé de renégocier l’accord, car il envisage une telle concession comme une capitulation totale face aux États-Unis. Au contraire, l’Iran a repris certaines de ses activités liées au nucléaire précédemment suspendues, a poursuivi et élargi son programme de missiles balistiques, et a renforcé son influence régionale.

 

Malgré cette dangereuse escalade de part et d’autre, beaucoup d’observateurs s’attendent à ce qu’un nouveau cycle de navettes diplomatiques entre Téhéran et Washington soit initié après les élection présidentielles le mois prochain. Le candidat démocrate Joe Biden a déclaré qu’en cas de victoire, il reviendrait à l’accord sur le nucléaire, qui fut négocié lorsqu’il était Vice-président. En parallèle, le Président Trump a exprimé sa confiance dans la possibilité de conclure un nouvel accord avec l’Iran en quelques semaines s’il était réélu.

 

Malgré leurs divergences de vues, les opposants et les partisans de l’accord nucléaire initial estiment que la réimposition de sanctions ces deux dernières années a offert aux États-Unis un levier critique à utiliser contre l’Iran. Or, ces deux parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si Washington devrait utiliser cette influence pour obtenir un meilleur accord dans le cadre de ce traité, ou amplifier la pression pour susciter des concessions plus attrayantes de la part de l’Iran – y compris la fin de son programme d’enrichissement d’uranium. Une administration Biden offrirait un allégement des sanctions en échange de restrictions supplémentaires sur les activités nucléaires de l’Iran, qui n’étaient pas prévues dans l’accord initial. Une seconde administration Trump, en revanche, se montrerait probablement peu conciliante, et augmenterait la pression sur l’Iran pour qu’il fasse des concessions au-delà du cadre d’origine. Les deux parties supposent que Téhéran a désespérément besoin de nouvelles négociations afin de bénéficier d’un allégement des sanctions américaines et de sauver son économie.

 

Le discours dominant sur l’Iran au sein de l’establishment de la politique étrangère à Washington oublie cependant un point crucial. Depuis que les États-Unis se sont retirés de l’accord sur le nucléaire en 2018, le paysage politique iranien a subi un bouleversement tectonique, qui a fondamentalement modifié les calculs de ce pays. En effet, l’Iran dispose de nouvelles ressources pour se consolider, à la fois nationales et internationales, et ce pays en attend beaucoup moins des États-Unis que Washington ne l’imagine.

 

Une nouvelle cohésion

 

Rarement dans l’histoire de la République islamique, la politique étrangère de l’Iran n’a fonctionné avec sa cohérence actuelle. Tout au long des trois décennies qui ont séparé la mort de l’ayatollah Rouhollah Khomeini, en juin 1989, et l’assassinat par les États-Unis du général iranien Qassem Soleimani, en janvier 2020, un factionnalisme insidieux a semé la discorde au sein de la bureaucratie d’État, paralysant sa politique étrangère. Par exemple, si un Président et le ministre des Affaires étrangères se rapprochaient d’une percée diplomatique majeure, le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (CGRI) neutralisait leurs efforts par une déclaration, une opération ou un assassinat. De même, les commandants du CGRI craignaient continuellement que les diplomates iraniens ne croient pas aux capacités militaires du pays, et feraient des concessions qui compromettraient la sécurité nationale.

 

Le meurtre de Soleimani, combiné à une campagne de sanctions américaines que le Président iranien a qualifiée de « guerre économique », ont précipité les factions politiques de ce pays vers une collaboration inhabituellement harmonieuse, avec le CGRI aux commandes. Depuis le dernier cycle de négociations, l’Iran a montré qu’il pouvait stopper la moitié de la production pétrolière de l’Arabie saoudite, abattre des drones américains dans le golfe Persique, et lancer des attaques de missiles balistiques contre les troupes américaines en Irak. Sans surprise, le chef du CGRI exhorte désormais les diplomates iraniens à oublier leurs craintes, et à s’éloigner de la table des négociations si leurs homologues américains les menacent à nouveau.

 

La cohésion entre les factions au pouvoir est évidente lorsque l’on observe les récentes actions du ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif. En septembre dernier, le refus des Nations Unies de réimposer des sanctions contre l’Iran a constitué une victoire diplomatique majeure pour cet homme. Le même ministre des Affaires étrangères qui a négocié l’accord sur le nucléaire iranien – que de nombreux Iraniens considéraient comme une passerelle vers de meilleures relations avec les États-Unis –, consolide désormais les liens de son pays avec la Russie, et finalise un accord stratégique de 25 ans avec la Chine.

 

En accueillant Moscou et Pékin au Moyen-Orient pour y réduire l’influence des États-Unis, Téhéran cherche à créer une zone sans dollar avec certains de ses voisins, de même qu’avec la Chine et la Russie. Le consensus de l’élite se matérialise désormais en un virage déterminé de Téhéran vers l’Est, après 30 ans de désaccords internes paralysants sur l’orientation de la politique étrangère de ce pays. L’opposition nationale à cette rupture a été relativement passive, ce qui est un autre indicateur du changement de la situation intérieure de l’Iran.

 

Cherchant des avantages sécuritaires et économiques, ce pays se tourne désormais vers une Russie et une Chine de plus en plus anti-américaines. Ce bouleversement est majeur, d’autant plus qu’il n’y a pas si longtemps, entre 2002 et 2015, la Chine et la Russie avaient souvent voté contre les activités nucléaires de l’Iran afin de gagner les faveurs de Washington. Ces pays ne sont pas encore des alliés stratégiques de Téhéran. Or, leur animosité commune envers les États-Unis a réduit leurs divergences antérieures, et instauré un front coordonné que Washington ne devrait pas sous-estimer.

 

Non seulement l’Iran a une politique étrangère renouvelée et plus unifiée, mais ses dirigeants perçoivent également le fait que la crédibilité et le prestige des États-Unis en tant qu’État démocratique, libéral et compétent se sont affaiblis chez les Iraniens. Téhéran semble convaincu qu’en violant l’accord nucléaire, en maltraitant les minorités, les immigrants et les ressortissants iraniens, et en ne parvenant pas à stopper la propagation de la Covid-19, Washington a sapé l’image positive dont les États-Unis jouissaient depuis des décennies.

 

Au début de cette pandémie, les observateurs américains ont rapidement imputé l’incapacité de l’Iran à contrôler ce fléau à une combinaison de fanatisme et d’incompétence. Or, quelques mois plus tard, de nombreux Iraniens ont observé que la nation la plus riche du monde n’avait pas beaucoup mieux géré cette pandémie que leur propre gouvernement frappé par des sanctions. En outre, Washington a imposé des mesures de plus en plus punitives contre l’Iran dans ce contexte pandémique, justifiant de fait les affirmations de Téhéran voulant que les États-Unis ne souhaitaient pas du bien au peuple iranien, et que l’opposition de Washington au programme nucléaire n’est qu’un prétexte pour détruire le pays.

 

L’Iran attendra moins et offrira moins

 

Les partisans américains de l’accord sur le nucléaire soutiennent que les États-Unis devraient être prêts à donner davantage s’ils souhaitent obtenir plus de concessions de la part de l’Iran. Cependant, les facteurs nationaux et géostratégiques susmentionnés rendront la position iranienne dans toute négociation nucléaire plus formidable qu’auparavant. Les déclarations publiques de l’Iran révèlent en outre les obstacles diplomatiques à venir. Lors d’une récente conversation avec Fareed Zakaria au Conseil des Relations Étrangères, Zarif a déclaré que l’Iran ne renégocierait « absolument pas » l’accord nucléaire. En fait, l’Iran demande à présent aux États-Unis de le dédommager pour avoir violé un accord international approuvé par le Conseil de Sécurité de l’ONU. D’aucuns peuvent rejeter ces paroles comme de simples arguments de négociation pour exiger davantage de la part de Washington. Mais la position iranienne se résume à une issue que l’accord sur le nucléaire ne garantit pas : l’Iran doit être en mesure de vendre son pétrole et d’en utiliser les bénéfices pour acheter ce dont il a besoin. Avant que les États-Unis ne se retirent de l’accord – et malgré les promesses de Washington sous l’ancien Président Barack Obama –, l’Iran se heurtait à de nombreux obstacles pour effectuer des transactions en dollars, car les institutions financières internationales se sont trop conformées aux sanctions américaines.

 

Aujourd’hui, les dirigeants iraniens – beaucoup plus confiants et moins divisés qu’en 2015 –, ne retiennent plus leur souffle face à la perspective d’un important programme d’allégement des sanctions américaines, comme beaucoup à Washington le supposent à tort. Au lieu de cela, Téhéran peut se fixer des objectifs beaucoup plus modestes, ne recherchant qu’à assouplir des restrictions sur d’autres pays afin qu’ils puissent commercer avec l’Iran. Le prochain cycle de négociations sera centré sur des étapes spécifiques, transactionnelles et rapidement réversibles. L’Iran attendra moins et offrira moins.

 

Texte original par Mohammad Ayatollahi Tabaar (Foreign Affairs, 20 octobre 2020)

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

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