Pourquoi l’industrie de l’armement se moque de qui sera le prochain Président américain

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Alors que l’on ne connaît toujours pas le vainqueur de la présidentielle américaine, le complexe militaro-industriel des États-Unis n’est pas anxieux face à ce scrutin. En effet, dans cet article traduit pour nos abonnés, son auteur montre que les firmes d’armement et leurs actionnaires financent et perçoivent les deux candidats comme des soutiens clés de l’industrie militaire locale. Ainsi, bien que Trump a fait voter des budgets de Défense record, sa réélection ou sa défaite indiffèrent les marchands d’armes. En effet, l’état de guerre perpétuelle qui motive les faucons de Washington sera maintenu quel que soit le résultat des élections. En clair, les États-Unis sont et resteront une puissance agressive sur la scène internationale, pour le plus grand bénéfice de leurs marchands d’armes et des fonds d’investissement qui les financent. Décryptage. 

 

« L’industrie de l’armement se moque de qui sera le Président »

 

Texte original par Greg Shupak (TheNation.com, 30 octobre 2020)

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix 

 

PDG de Boeing – qui construit nos missiles balistiques intercontinentaux –, Dave Calhoun s’est déclaré joyeusement indifférent à l’élection présidentielle l’été dernier. « Je pense que les deux candidats, du moins à mon avis, sont globalement (…) intéressés par la défense de notre pays, et je pense qu’ils soutiendront [nos] industries [de l’armement] », a-t-il déclaré lors d’une visioconférence médiatisée. Ne vous attendez donc pas à son approbation officielle, ni à celles de ses collègues. « Je ne pense pas que nous allons prendre position en faveur de l’un ou de l’autre », a-t-il conclu. Alors que de nombreuses industries s’inquiètent de la façon dont les résultats des élections pourraient affecter leurs bénéfices, les entrepreneurs militaires américains tels que Boeing – dont l’hélicoptère Apache tue des civils dans la tristement célèbre vidéo « Collateral Murder » de Wikileaks –, financent directement ou indirectement les campagnes du Président Trump et de l’ancien Vice-président Biden. 

 

Selon le Center for Responsive Politics (CRP) – une organisation non-partisane qui surveille l’impact de l’argent et du lobbying sur la politique –, l’un des principaux contributeurs à la campagne de Biden est Paloma Partners, un fonds spéculatif pesant plusieurs milliards de dollars et un important financeur des Démocrates. Cette firme a offert à Biden un peu moins de 10 millions de dollars, dont près de 90% proviennent de S. Donald Sussman, le fondateur et directeur des investissements de Paloma. Outre « Joe Biden for President », qui est une branche de sa campagne, la plus grande source de financements de l’ancien Vice-président est le comité d’action politique (PAC) « Priorities USA Action », qui a récolté 125 millions de dollars. Or, Paloma est l’une des entités qui a le plus contribué au trésor de guerre de ce PAC.

 

Les registres de la Securities and Exchange Commission [, qui est le « gendarme de la bourse » aux États-Unis,] indiquent également que Paloma détient plus de 260 000 actions de Raytheon, une importante firme d’armement. Basée au Massachusetts, cette dernière est l’un des principaux fournisseurs d’armes de l’Arabie saoudite, qui a largué les bombes de cette société sur des lieux tels qu’une salle funéraire à Sanaa, au Yémen, tuant au moins 140 personnes. Le PDG de Raytheon, Gregory Hayes, est d’accord avec Calhoun. « La Défense a toujours été une question bipartisane », a-t-il récemment déclaré à CNBC, rejetant l’idée que Biden pourrait réduire les dépenses militaires.

 

Les bailleurs de fonds de la campagne de réélection du Président Trump ont des liens similaires. L’un de ses importants contributeurs est une société d’investissement privée basée dans l’Arkansas. Baptisée Stephens Inc, elle détient environ 213 000 actions dans Raytheon, 27 000 dans Boeing et 18 000 dans Lockheed Martin – le fabricant d’un système de missiles avec lequel l’OTAN avait tué 12 civils afghans lors d’une frappe. Stephens Inc possède également 50 000 actions dans Kratos Defence, dont les produits incluent des véhicules terrestres sans pilote et le drone XQ-58 Valkyrie. Notons alors que le principal responsable des acquisitions au sein de l’US Air Force envisage le développement du Valkyrie dans le cadre d’un programme d’intelligence artificielle appelé Skyborg, qui en est encore à l’état de prototype.

 

Dans le même ordre d’idées, Euclidean Capital a octroyé 7 millions de dollars à Joe Biden. Cette firme est le gestionnaire de fortune du milliardaire Jim Simons qui, avec son épouse Marilyn, représentent au moins 90% des largesses politiques de cette organisation. Jim Simons a fondé le fonds spéculatif Renaissance Technologies et, bien qu’il se soit retiré de cette société en 2010, il continue d’y jouer un rôle et de bénéficier de ses fonds. Selon le CRP, « des associés, des employés ou des propriétaires de Renaissance, et des membres de leurs familles respectives » ont fait tellement de donations à la campagne de Joe Biden qu’ils ont placé Renaissance dans le top 10 de ses contributeurs ; Euclidean et Renaissance font partie des principaux financeurs du PAC « Priorities USA Action ».

 

Renaissance détient 1,2 million d’actions de Raytheon, qui valent près de 75 millions de dollars, et plus de 130 000 actions de Lockheed Martin, évaluées à une cinquantaine de millions. Parmi les clients les plus lucratifs de Lockheed figurent Israël et l’Arabie saoudite, deux puissances pro-américaines d’une importance vitale pour Washington, et qui ont une responsabilité majeure dans les bains de sang du Moyen-Orient. Israël a utilisé l’avion F-35 Lightning II de Lockheed pour bombarder Gaza, de même que des cibles de l’Iran et du Hezbollah en territoire syrien. Durant l’année 2018, une frappe aérienne de la coalition américano-saoudienne a frappé une école yéménite avec une bombe à guidage laser de 230 kilos fabriquée par Lockheed, tuant ainsi des dizaines d’enfants.

 

Parmi les autres firmes qui s’enrichissent grâce à de telles tueries, citons le fonds d’investissement privé Blackstone Group, qui pèse 500 milliards de dollars et qui est l’un des principaux soutiens de Trump. Cette société possède 100 000 actions de Kratos. Stephen Schwarzman, le directeur général de Blackstone, est un conseiller officieux de Trump. Au total, il a dépensé 27 millions de dollars pour financer les candidats républicains à ces élections, y compris le Président sortant. En août, Blackstone a embauché le lobbyiste David Urban, membre du comité consultatif de réélection de Trump et architecte crucial de sa campagne en 2016, afin d’essayer de travailler avec le Pentagone et le Département d’État sur « les questions liées à la préparation et à la formation militaires. »

 

Ce pipeline va dans les deux sens. En effet, les liens de l’administration Trump avec l’industrie de l’armement sont notoires, sachant que le secrétaire à la Défense Mark Esper est un ancien lobbyiste de Raytheon, et que le secrétaire à l’Armée Ryan McCarthy fut le vice-président de Lockheed. Si l’on remonte à plus loin, William Lynn était le principal lobbyiste de Raytheon avant que l’administration Obama ne le nomme secrétaire adjoint à la Défense. Rappelons à présent ce que Tom Kelly – le sous-secrétaire adjoint du Bureau des affaires politico-militaires du Département d’État sous Obama –, déclara au sujet des exportations d’armes lorsqu’il était en fonction : « [Nous] exerçons notre influence au nom de nos entreprises, et nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir afin de nous assurer que ces ventes se concrétisent. » En 2017, Tom Kelly est devenu le vice-président de Raytheon en charge des questions politiques et du lobbying.

 

Il est difficile d’imaginer que les investisseurs les plus riches du monde déboursent des millions de dollars pour des campagnes politiques sans jeter un œil à leurs portefeuilles de temps à autre. Cette logique institutionnelle fait en sorte que, quel que soit le résultat des présidentielles, le locataire de la Maison-Blanche y siègera ces quatre prochaines années en grande partie grâce à celles et ceux qui ont des intérêts dans les profits de Boeing, Raytheon et Lockheed.

 

Les entreprises de l’industrie militaire font elles-mêmes des donations directes aux candidats, et ce de manière plutôt bipartisane. Les firmes aérospatiales de ce secteur concentrent leurs dons sur les membres des sous-commissions des crédits de la Chambre et du Sénat, qui distribuent l’argent fédéral ; elles subventionnent également les membres des commissions des forces armées, qui contribuent à façonner la politique de Défense, et qui peuvent ainsi créer de la demande pour ce que vend cette industrie. Sur la totalité des donations des firmes de l’aérospatiale militaire aux candidats à la présidentielle de 2020, une proportion légèrement supérieure est allée à Donald Trump. Or, le contraire est avéré dans le domaine de l’électronique de « défense », qui concerne les composants et les systèmes destinés à assurer la suprématie technologique en temps de guerre. Les entreprises qui évoluent dans ce secteur ont donné davantage à Biden qu’à Trump, même si de telles firmes ont eu tendance à diriger leur argent vers le parti au pouvoir jusqu’à récemment. Les chiffres du CRP, qui recensent les comités d’action politique et les individus ayant offert 200 dollars ou plus aux candidats, montrent que l’industrie de l’armement dans son ensemble a donné 1,6 million de dollars à Trump et 2,4 millions de dollars à Biden.

 

Alors que Trump a mis en scène son démenti de tout échange de bons procédés avec des sociétés américaines comme Exxon, il n’est pas fantasque d’affirmer que les grandes industries perçoivent le gouvernement comme une source d’opportunités. Les marchands d’armes et leurs clients n’y font pas exception ; ils sont là pour les profits. Ils ne versent pas d’argent dans le système politique que par pur engagement idéologique – ils attendent un retour sur investissement. Peu importe quel Président sera inauguré en janvier, les firmes dont les bénéfices dépendent de l’armée américaine devraient avoir son oreille.

 

Maxime Chaix

 

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