L’« alliance secrète » entre al-Qaïda et l’Iran : une théorie contestable

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Le 13 novembre, le New York Times affirmait qu’en août dernier, les services spéciaux israéliens avaient liquidé le « numéro 2 » d’al-Qaïda en Iran, et ce pour le compte de Washington. Or, le silence initial des autorités américaines sur cet assassinat et le timing de sa divulgation nous alertent. En effet, des sanctions encore plus dures que les actuelles vont être imposées à l’Iran par le cabinet Trump, qui dénonce depuis 2017 une soi-disant « alliance secrète » entre al-Qaïda et Téhéran. Si une attaque américano-israélienne contre l’Iran nous semble improbable, il est clair que Trump souhaite empêcher une éventuelle administration Biden de revenir à l’accord nucléaire de 2015. Dès lors, nous allons replacer cet article du Times dans le contexte de la longue infoguerre des faucons de Washington et de leurs alliés qui, depuis plus de quinze ans, accusent Téhéran de soutenir al-Qaïda en invoquant des preuves contestables. Décryptage.   

 

Vendredi, le New York Times a publié un article affirmant que le « numéro 2 » d’al-Qaïda et sa fille auraient été liquidés par le Mossad en août dernier au nord de Téhéran. Reprise sans nuance par les médias occidentaux, cette information se baserait sur les témoignages de quatre officiers anonymes du Renseignement américain. Sans surprise, elle a été catégoriquement démentie par les autorités iraniennes, qui évoquent un « scénario hollywoodien ».

 

Quelle que soit la véracité de cet article, le timing de sa publication est suspect, sachant que l’administration Trump souhaite imposer « une nouvelle série de sanctions massives contre Téhéran en raison de son programme de missiles balistiques, de son aide aux groupes terroristes et de ses violations des droits humains. “L’objectif est d’appliquer autant de sanctions que possible à l’Iran jusqu’au 20 janvier”, a confié [au site Axios] une source israélienne informée du projet. Légalement, Biden pourrait lever les sanctions une fois qu’il aura fait son entrée à la Maison-Blanche, a indiqué [l’envoyé de Trump pour l’Iran Elliott] Abrams. (…) “Elles peuvent être annulées, en théorie, mais il est difficile pour moi de voir comment un Président pourrait vraiment le faire sans un changement de comportement de l’Iran”, a-t-il déclaré. “Et [ce pays] est le plus grand sponsor étatique du terrorisme dans le monde.” »

 

Que l’on soit favorable ou non à Téhéran, ce dernier constat d’Elliott Abrams relève de l’inversion accusatoire, vu le rôle central des États-Unis et de leurs alliés moyen-orientaux dans l’essor fulgurant de la nébuleuse djihadiste anti-Assad en Syrie, et leur soutien occulte d’al-Qaïda dans la Péninsule Arabique au Yémen – deux stratégies amplement documentées dans nos colonnes. Or, cet argument d’Abrams d’inscrit dans une longue campagne d’intoxication du cabinet Trump qui, depuis 2017, vise à imposer la théorie contestable d’une « alliance » entre l’Iran et al-Qaïda, comme nous l’expliquerons ultérieurement. Pour en revenir au timing de cette publication du Times, qui précédait une visite du secrétaire d’État Mike Pompeo à Tel-Aviv, des confrères israéliens ont rappelé que « l’administration Trump – en coordination avec Israël et les États du Golfe –, envisagerait une série de sanctions importantes contre l’Iran pour empêcher le retour de Washington dans l’accord iranien ». La divulgation de l’assassinat du « numéro 2 » d’al-Qaïda à Téhéran appuie forcément cet objectif. 

 

Par conséquent, certains observateurs ont manifesté leur circonspection vis-à-vis de cet article du Times. Spécialiste du terrorisme et professeur à la Northeastern University, Max Abrahms souligne en effet que « l’attention des médias sur le [prétendu] lien entre l’Iran et al-Qaïda rendra plus difficile, pour l’administration Biden, de réinitialiser des relations avec Téhéran, ce qui peut expliquer le moment choisi [pour publier cet article,] et qui justifie certainement la jubilation de nombreux lobbyistes » anti-iraniens. Il observe également que Trump ne s’est pas vanté de cet assassinat durant sa campagne électorale, ce qui ne lui ressemble pas. Il en déduit que « l’Iran évoluera sur une mince couche de glace pour le restant de la présidence Trump. Ne soyez pas surpris de voir davantage d’actions agressives [des États-Unis et de leurs alliés] contre ce pays. Le moment choisi pour publier cet article n’est pas une coïncidence. » Observateurs avisés de la politique étrangère américaine, Elijah J. Magnier et Max Blumenthal sont du même avis. 

 

Outre le timing suspect de sa publication, le contenu même de l’article est contradictoire. Après avoir indiqué que le « numéro 2 » d’al-Qaïda aurait été tué par des « agents israéliens » alors qu’il vivait sous une fausse identité à Téhéran, ses auteurs observent que « le fait qu’il ait vécu en Iran est surprenant, étant donné que ce pays et al-Qaïda sont des ennemis acharnés. L’Iran, une théocratie chiite, et al-Qaïda, un groupe djihadiste sunnite, se sont combattus sur les champs de bataille d’Irak et d’ailleurs ». Ce fut notamment le cas en Syrie et au Yémen, deux pays où les réseaux d’al-Qaïda ont massivement bénéficié du soutien des États-Unis et de leurs alliés moyen-orientaux. Le contenu de cet article implique pourtant une relation clandestine entre l’Iran et cette organisation djihadiste, pour ne pas dire une alliance.

 

Or, comme l’a rappelé Gareth Porter en 2017, « il fut un temps où l’Iran considérait al-Qaïda comme un allié. C’était pendant et immédiatement après la guerre des moudjahidines contre les troupes soviétiques en Afghanistan. C’était, bien entendu, la période où la CIA soutenait également les efforts de Ben Laden. Mais après que les Taliban ont pris le pouvoir à Kaboul en 1996 – et en particulier après que [ces islamistes] ont tué 11 diplomates iraniens à Mazâr-e Charîf en 1998 –, la perception iranienne d’al-Qaïda a changé fondamentalement. Depuis lors, l’Iran l’a clairement considérée comme une organisation terroriste extrémiste et sectaire, et comme son ennemi juré. Ce qui n’a pas changé, c’est la détermination de l’État de sécurité nationale américain et des partisans d’Israël d’alimenter le mythe d’un soutien iranien durable en faveur d’al-Qaïda. » Ainsi, que les dernières révélations du Times soient vraies ou fausses, elles doivent être analysées dans le plus vaste contexte d’une infoguerre perpétuelle. Lancée depuis plus de quinze ans à Washington, elle vise à faire croire à l’opinion mondiale que Téhéran soutiendrait clandestinement al-Qaïda. 

 

Au début du mois de novembre 2017, les médias américains ont dévoilé l’existence d’un document saisi dans la maison où Ben Laden fut assassiné par les Navy Seals en mai 2011. D’après eux, il s’agissait de la « preuve accablante » d’une alliance secrète entre l’Iran et al-Qaïda, qui aurait été soutenue de diverses manières par ce pays du fait d’une « haine partagée à l’égard des États-Unis et de l’Arabie saoudite ». Comme l’avait souligné Gareth Porter à cette époque, « selon NBC News, ce document révèlerait qu’“à différentes étapes de cette relation, (…) l’Iran a offert une aide à al-Qaïda sous la forme “d’argent, d’armes” et “de formation dans les camps du Hezbollah au Liban [, et ce] en échange d’attaques contre les intérêts américains dans le Golfe” – impliquant qu’al-Qaïda aurait décliné ces offres. L’ancien porte-parole du Conseil de Sécurité Nationale d’Obama (…) est allé encore plus loin, (…) affirmant que ce document prouvait un “accord avec les autorités iraniennes afin d’accueillir et de former les membres saoudiens d’al-Qaïda (…) [pour frapper] les intérêts américains dans le Golfe. »

 

Or, ce même Gareth Porter s’est procuré cette archive en question, et il put en déduire qu’« aucun de ces articles [de la presse américaine] n’était basé sur une lecture attentive de ce document de 19 pages. Intégralement traduit depuis l’arabe, (…) il ne soutient absolument pas le récit médiatique sur les soi-disant nouvelles preuves d’une coopération entre Iran et al-Qaïda, et ce avant comme après le 11-Septembre. (…) Au contraire, il confirme les preuves antérieures montrant que les autorités iraniennes avaient rapidement arrêté les membres d’al-Qaïda vivant dans leur pays lorsqu’elles ont pu les retrouver, et qu’elles les ont maintenus isolés pour empêcher tout contact avec les unités d’al-Qaïda en dehors de l’Iran. » Largement documentée, cette méfiance iranienne face aux exilés d’al-Qaïda pourrait expliquer le silence de cette organisation suite à l’assassinat, en août dernier, de son « numéro 2 ». Autrement dit, était-elle au courant de sa disparition ? Plus important encore : était-il encore actif dans ce réseau ?

 

Parmi les médias qui ont abordé cette affaire, le Times of Israel estime que la fille de ce terroriste fut également tuée durant cette opération car « les États-Unis pensaient [qu’elle] était préparée pour assumer un rôle de haut niveau au sein d’al-Qaïda », et qu’« elle était impliquée dans la planification opérationnelle » de cette organisation. Bien qu’étant la veuve du fils de Ben Laden, le fait qu’une jeune femme soit formée pour assurer une fonction de leadership au sein d’un réseau islamo-terroriste nous paraît absurde. Le problème est que, dans le domaine de la guerre psychologique, le plus important n’est pas la plausibilité d’une intoxication, mais le fait qu’elle ait un vaste écho en peu de temps.

 

À en juger par leur diffusion massive dans la presse occidentale – et en particulier depuis 2017 –, les articles douteux qui renforcent la thèse d’une collusion entre al-Qaïda et Téhéran sont en train d’atteindre leur objectif, soit renforcer la théorie complotiste des lobbies qui souhaitent un changement de régime en Iran. Dès lors, il est affligeant de lire dans Le Point qu’il existerait une prétendue « entente secrète » entre ces ennemis jurés, sans que l’auteur de cette analyse ne daigne rappeler la longue campagne d’intoxication qui précède cet article du Times. Hélas, l’ensemble de nos confrères francophones ont eux aussi fait abstraction de ce contexte, prenant pour argent comptant de simple fuites de renseignements. Dès lors, ne nous étonnons pas de la perte de crédibilité vertigineuse des médias grand public occidentaux.  

 

Maxime Chaix 

 

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