Bien que nous produisions la majorité de nos analyses, nous traduisons des articles de la presse étrangère lorsqu’ils n’ont pas été repris par les médias francophones, mais qu’ils nous semblent être d’utilité publique. C’est le cas de cette percutante tribune, qui explique pourquoi Trump aurait intérêt à déclassifier les archives sur la vaste guerre secrète que la CIA a coordonnée jusqu’en 2017 afin de renverser Bachar el-Assad. Contrairement à l’auteur de ce texte, nous ne pensons pas que Biden relancerait cette guerre de changement de régime ; nous estimons plutôt qu’il poursuivrait la stratégie de Trump, qui vise à pérenniser une présence militaire réduite dans le Nord-Est syrien tout en maintenant de sévères sanctions pour déstabiliser le gouvernement local. Malgré ce désaccord, son analyse expose des arguments convaincants en faveur d’une déclassification de ces lourds secrets d’État, en plus de relayer des informations cruciales sur la guerre en Syrie – mais généralement ignorées dans les pays francophones.
« Déclassifier les lourds secrets américains en Syrie pour empêcher une nouvelle guerre de Biden »
Texte original par Jim Bovard (TheAmericanConservative.com, 19 novembre 2020)
Traduction exclusive par Maxime Chaix
Combien de Syriens votre vote aux présidentielles va-t-il tuer ? Grâce à notre système politique pervers, cette question trouvera sa réponse au cours des quatre prochaines années, du moins si l’administration Biden ramène les États-Unis dans la guerre civile syrienne. Or, durant les derniers mois de sa présidence, Trump peut encore adopter des mesures afin d’empêcher une telle folie.
La Syrie n’a pas été un enjeu de cette campagne, et il n’y a pas eu de questions de politique étrangère durant les deux débats présidentiels. Cela n’empêchera pas l’équipe de Biden de revendiquer son droit à répandre la « vérité » et la « justice » à travers des bombardements et des pots-de-vin dans le monde entier.
La campagne de Biden a promis « d’augmenter la pression » sur le Président syrien Bachar el-Assad, probablement en amplifiant les transferts d’armes et de fonds à ses opposants violents. La Vice-présidente élue Kamala Harris a déclaré que le gouvernement américain « se tiendra à nouveau aux côtés de la société civile et de nos partenaires pro-démocratie en Syrie, et il contribuera à faire avancer un règlement politique qui inclura la voix du peuple syrien ». Professeur à la Northeastern University, Max Abrahms a observé que « chaque “expert” en politique étrangère recruté par le cabinet Biden a soutenu le renversement des dirigeants en Irak, en Libye et en Syrie, en aidant al-Qaïda et ses amis djihadistes, en ravageant ces pays, et en déracinant des millions de réfugiés de leurs foyers. »
Notre politique syrienne a longtemps illustré la dépravation des politiciens et des décideurs de Washington, et la vénalité d’une grande partie des médias américains. En 2013, le même « scénario d’Hitler » invoqué par nos responsables pour justifier les ravages infligés à la Serbie, à l’Irak et à la Libye a été appliqué à Assad par le secrétaire d’État John Kerry. Une fois qu’un dirigeant étranger est irrévocablement étiqueté avec ce « H écarlate », le gouvernement américain a automatiquement le droit prendre toute mesure censée porter atteinte à son régime et sa nation. Toutes les parties à la guerre civile syrienne ont commis des atrocités, mais l’administration Obama a agi comme s’il n’y avait qu’un seul « méchant ».
Trump a tenté d’extraire les États-Unis du conflit syrien, mais ses efforts sporadiques et souvent non ciblés ont été largement contrariés par la bureaucratie permanente du Pentagone, du Département d’État et d’autres agences. Compte tenu de la probabilité que l’administration Biden ravive le conflit syrien en ciblant Assad, il est utile de rappeler comment l’Amérique s’est fourvoyée dans ce gâchis.
Le Président Obama a promis à 16 reprises qu’il ne mettrait jamais de « bottes [américaines] sur le terrain » dans cette guerre civile à multiples niveaux de conflictualité. Il a discrètement abandonné cet engagement et, à partir de 2014, il a lancé plus de 5 000 frappes aériennes, durant lesquelles ont été larguées plus de 15 000 bombes en territoire syrien.
En politique, le fait de mentir et de tuer sont souvent les deux faces d’une même pièce. Le gouvernement américain a fourni de l’argent et une quantité massive d’armements militaires à des groupes terroristes cherchant à renverser le régime d’Assad. La diversion qui masquait cette stratégie consistait à affirmer que notre gouvernement armait simplement des rebelles « modérés ». Manifestement, cette notion désignait des factions qui s’opposaient à Assad, mais qui s’abstenaient de produire des vidéos macabres de décapitations. La politique américaine en Syrie est devenue si chaotique que les rebelles syriens soutenus par le Pentagone ont ouvertement combattu ceux qui étaient appuyés par la CIA. Le gouvernement des États-Unis a dépensé des milliards de dollars pour aider et entraîner des milices syriennes qui se sont rapidement effondrées sur le champ de bataille, ou qui se sont associées à l’État Islamique en Irak et au Levant, ou à des forces liées à al-Qaïda.
La loi fédérale interdisant de fournir un soutien matériel à des groupes terroristes n’a pas entravé la croisade syrienne d’Obama. Evan McMullin, candidat à la présidentielle de 2016, a reconnu sur Twitter que son « rôle au sein de la CIA était de convaincre les agents d’al-Qaïda de travailler pour nous au lieu du contraire » [, sachant toutefois que cet homme a quitté l’Agence en 2010]. La plupart des médias qui ont régurgité sans vergogne les fausses déclarations du cabinet Bush liant l’Irak à al-Qaïda pour justifier l’invasion de 2003 ont refoulé le fait que l’administration Obama aidait et à encourageait des groupes terroristes en Syrie. L’année dernière, le journaliste Mehdi Hasan a déploré que les observateurs ayant mis en garde notre gouvernement sur le fait que « fournir de l’argent et des armes à ces rebelles se retournerait contre eux (…) ont été dépeints comme des apologistes du génocide, des comparses d’Assad et des partisans de l’Iran ». Un cercle de réflexion turc a analysé les groupes violents qui ont commis des atrocités en Syrie après le début de l’invasion turque de l’automne 2019 : « Sur ces 28 milices, 21 étaient auparavant soutenues par les États-Unis, dont trois via le programme de lutte contre [Daech] mené par le Pentagone. Dix-huit de ces factions ont été approvisionnées par la CIA. »
La politique américaine en Syrie fut irresponsable, notamment du fait que la majeure partie de la couverture médiatique de ce conflit s’est apparentée à un conte de fées, qui glorifiait souvent notre bonté nationale. Selon les médias américains, l’heure de gloire de Trump est arrivée lorsqu’il a lancé des frappes de missiles contre le gouvernement syrien en avril 2017, après des allégations voulant que les forces d’Assad avaient utilisé des armes chimiques. Animateur de MSNBC, Brian Williams a réagi avec grand enthousiasme devant la séquence vidéo de ces frappes américaines : « Je suis ébloui par la beauté de nos armes. » La chroniqueuse médias du Washington Post Margaret Sullivan s’est alors plainte que « les éloges coulaient comme du champagne de mariage, en particulier dans les journaux télévisés ».
Ce ne fut pas la seule et unique fois que nos médias célébraient le carnage syrien. Plus tard en 2017, le chroniqueur du Washington Post David Ignatius cita fièrement une estimation d’un « responsable bien informé », selon laquelle « les combattants soutenus par la CIA auraient tué ou blessé jusqu’à 100 000 soldats syriens et leurs alliés au cours des quatre dernières années. » Ignatius n’a pas révélé si sa source lui avait fourni également une estimation du nombre de femmes et d’enfants syriens qui avaient été massacrés par des terroristes soutenus par la CIA.
Capitol Hill a été pire qu’inutile en Syrie. Lorsque Trump annonça son intention de retirer les troupes américaines de ce pays, la Chambre des Représentants condamna sa décision par 354 voix contre 60. Président de la Commission des Affaires étrangères de la Chambre, le Représentant démocrate Eliot Engel (New York) déclara à l’époque qu’« aux mains du Président Trump, le leadership américain a été mis au tapis. » Le Sénateur démocrate Richard Blumenthal (Connecticut), qui avait menti aux électeurs en affirmant être un vétéran du Vietnam avant d’être élu, déclara ressentir « de l’horreur et de la honte » face à la décision de Trump. En clair, le Congrès s’est montré plus indigné par ce retrait que par la mort de tous les soldats américains dans des conflits inutiles au cours de ces 18 dernières années.
Les « experts » de la politique étrangère sont les escrocs les plus respectés de Washington. Il ne serait pas surprenant que les gens nommés par Biden répètent la même rengaine maligne des années Obama, tout en finançant des terroristes contre une nation dirigée par quelqu’un que notre gouvernement désapprouve.
Si l’administration Biden commence à bombarder la Syrie pour renverser Assad, les Américains seraient naïfs de s’attendre à être informés grâce aux chaînes câblées ou à leurs journaux du matin. Les enfants syriens qui mourront sous ces frappes aériennes seront aussi invisibles que l’ordinateur portable d’Hunter Biden dans la grande majorité des médias américains. Ces derniers continueront également d’ignorer le massacre des chrétiens syriens, qui sont parmi les victimes les plus nombreuses mais les moins reconnues de cette guerre civile.
Le meilleur espoir d’empêcher une nouvelle série d’erreurs, de mensonges et d’atrocités est une divulgation épique des égarements, des contre-vérités et des crimes antérieurs des États-Unis dans la guerre en Syrie. Selon le vieil adage, le soleil est le meilleur désinfectant. Concernant la politique américaine dans ce pays, il faudrait une véritable brûlure à l’acide qui souillerait définitivement la réputation de tout haut fonctionnaire impliqué dans la création, la perpétuation ou la dissimulation de cette débâcle. Tout responsable de notre gouvernement qui serait impliqué dans le soutien létal en faveur des rebelles « modérés » mériterait d’être ridiculisé à vie.
La grande majorité des documents sur l’intervention américaine en Syrie sont probablement classifiés en tant que secrets militaires ou relatifs à la sécurité nationale. Mais le Président est autorisé à les déclassifier à sa guise. Après tout, il faudrait peut-être une fuite massive de documents, façon Wikileaks, tout en masquant les noms des Syriens innocents avant cette divulgation. Il y a près de 20 ans, le tout-Washington était fasciné par les grâces présidentielles que Bill Clinton avait accordées jusqu’aux derniers instants de son mandat. Trump pourrait faire de même avec des déluges de révélations sur la Syrie et d’autres bourbiers jusqu’au moment où Biden quitte son bunker pour prêter serment.
Si des divulgations massives ne sont pas possibles, des révélations plus sélectives et croustillantes devraient exposer les liens chaleureux entre les agences fédérales, les journalistes et les cercles de réflexion qui se sont attirés les faveurs gouvernementales en relayant sans vergogne les mensonges officiels.
À l’avenir, le fait de révéler les ficelles que d’autres États tirent pour déclencher ou perpétuer les interventions américaines pourrait vacciner nos concitoyens contre des stratagèmes du même ordre. L’an dernier, après des années de dénégations, le gouvernement israélien a reconnu qu’il avait longtemps fourni une aide militaire aux factions islamistes syriennes qui combattaient Assad. Avec l’approbation du cabinet Obama, les Saoudiens ont transmis des quantités massives d’armes et d’argent à des groupes terroristes combattant le gouvernement local. Les aides militaires israéliennes et saoudiennes ont rendu la mission syrienne encore plus périlleuse pour les troupes américaines. D’autres gouvernements ont contribué à semer le chaos et à amplifier le carnage en Syrie, tandis que l’administration Obama prétendait que le problème principal – pour ne pas dire unique –, était Bachar el-Assad.
Des divulgations radicales pourraient aussi permettre à Trump de régler ses comptes avec les hauts fonctionnaires qui ont torpillé ses politiques. Le Président a nommé James Jeffrey comme envoyé spécial pour la Syrie, bien qu’il était un « Never-Trumper ». La semaine dernière, ce dernier a expliqué comment ses collègues et lui-même avaient contrecarré les efforts de Trump pour se désengager de ce pays : « Nous faisions en permanence des tours de passe passe pour ne pas indiquer clairement à nos dirigeants combien de soldats nous avions là-bas. Le nombre réel était bien plus élevé que les 200 que Trump pensait. » Cette mascarade sur les déploiements de troupes en Syrie fut une « réussite » pour Jeffrey. En effet, selon DefenseOne.com, cette manipulation « a permis de maintenir les troupes américaines en opération sur le territoire syrien, niant ainsi les gains territoriaux des Russes et de leurs alliés locaux ». Or, ce n’était pas une politique vantée par Trump. La journaliste du Washington Post Liz Sly s’est publiquement réjouie de cette mascarade : « Nos responsables ont menti à Trump – et au peuple américain –, sur le nombre réel de soldats déployés en Syrie afin de le dissuader de les retirer, selon l’envoyé spécial sortant [James Jeffrey]. Trump pense qu’il y en a 200 ». Sly ajouta deux émojis rieurs à la fin de tweet. (On ignore si le Post inclura les mêmes smileys après sa devise « La démocratie meurt dans les ténèbres ».)
US officials have been lying to Trump – and the American people – about the true number of US troops in Syria in order to deter him from withdrawing them, according to the outgoing Syria envoy. Trump thinks it’s 200 😂😂. By @KatieBoWill https://t.co/P6W9s3Qwvs
— Liz Sly (@LizSly) November 13, 2020
Ouvrir les dossiers sur la Syrie fournirait les munitions pour l’activisme d’un grand nombre d’Américains qui s’opposeraient farouchement à de nouvelles guerres. En août 2013, Obama était sur le point de bombarder le régime d’Assad après des allégations selon lesquelles il aurait utilisé des armes chimiques. Un vaste tollé contre ce plan d’intervention, y compris une manifestation cruciale devant la Maison-Blanche alors qu’Obama prononçait un discours sur ses projets syriens, empêcha temporairement une nouvelle escalade militaire américaine. Au final, les vidéos de décapitations furent la lampe d’Aladdin des interventionnistes [, justifiant l’opération Inherent Resolve en 2014]. Aujourd’hui, il est nettement plus facile qu’en 2013 de montrer qu’une intervention américaine en Syrie serait une pure folie ; en outre, il y a certainement davantage de gens qui seraient prêts à s’opposer farouchement à un tel projet.
L’Amérique ne peut plus se permettre de dissimuler son carnage syrien dans un linceul de bonnes intentions. Il n’y a aucun intérêt national transcendant qui justifie de tuer inutilement un plus grand nombre d’Arabes en Syrie et ailleurs. Les Américains doivent clouer au pilori ceux qui décrivent le fait de garder des bottes américaines sur des cous étrangers comme un triomphe de l’idéalisme.
Texte original par Jim Bovard
Traduction par Maxime Chaix