En tant que Président élu, Joe Biden est en train de dévoiler la composition de son cabinet. Sans surprise, ce dernier a nommé son ancien assistant Antony Blinken comme chef de la diplomatie américaine. Par ailleurs, le poste clé de conseiller à la Sécurité nationale reviendra à Jake Sullivan, l’ancien chef de cabinet adjoint d’Hillary Clinton lorsqu’elle dirigeait le Département d’État. Sous la présidence Obama, Blinken a joué un rôle central dans la désastreuse guerre de changement de régime en Syrie, tandis que Jake Sullivan fut l’un des principaux artisans de la diplomatie catastrophique d’Hillary Clinton dans le dossier libyen. Comme nous l’avons documenté, Biden s’était opposé à la guerre en Libye et à toute intervention directe des États-Unis en Syrie, n’étant pas favorable au soutien des rebelles anti-Assad. La question centrale est alors de savoir si Blinken, Sullivan et d’autres faucons tenteront d’influencer Biden en faveur d’une politique étrangère plus belliciste. Voici des éléments de réponse, sachant que l’ancien Vice-président américain était le plus farouche opposant au militarisme d’Hillary Clinton sous l’ère Obama.
Tony Blinken : un faucon antirusse et un architecte clé du désastre syrien
Tandis que Joe Biden annonce les membres de son futur cabinet, plusieurs noms ont retenu notre attention du fait de leur rôle clé dans les politiques les plus controversées de l’administration Obama sur la scène internationale. Parmi eux, Antony Blinken a été nommé pour diriger un Département d’État nettement plus belliciste depuis le mandat d’Hillary Clinton à la tête de cette institution. Cette nomination est importante puisque, sous la présidence Trump, Mike Pompeo a lancé ou aggravé différentes guerres de sanctions menées par les États-Unis contre leurs rivaux géopolitiques, étant d’ailleurs en train de durcir ces mesures vis-à-vis de l’Iran. En d’autres termes, le Département d’État se montre de plus en plus agressif, dans une logique de déplacement de la guerre vers le champ économique, juridique et financier. Farouche partisan des sanctions contre la Russie, Antony Blinken poursuivra cette tendance générale de militarisation de la diplomatie américaine, même s’il est attendu qu’un rapprochement américano-iranien sous une présidence Biden impliquerait un allègement des embargos contre l’Iran.
Au niveau de son bilan international, l’échec le plus flagrant d’Antony Blinken est la catastrophique guerre de changement de régime coordonnée par la CIA en Syrie dès l’automne 2011, qui fut stoppée par Trump à partir de l’été 2017. Nommé conseiller adjoint à la Sécurité nationale en janvier 2013, Blinken exerçait donc un « contrôle quotidien des délibérations relatives à la Syrie », décidant cette année-là « de réexaminer les propositions qui avaient été mises de côté l’année dernière, y compris la fourniture d’armes aux rebelles [anti-Assad] ». À cette époque, « lors des réunions sur la Syrie dans la Situation Room de la Maison-Blanche, M. Blinken disait fréquemment que “les superpuissances ne bluffent pas”. Il souhaitait ainsi souligner que la rhétorique de l’administration [Obama] ne pouvait aller plus loin que ce que les États-Unis étaient prêts à faire. » Il en résulta l’implication directe de la CIA dans le conflit syrien à partir du printemps 2013, sachant qu’elle avait aidé logistiquement ses alliés turcs et pétromonarchiques à armer la rébellion anti-Assad depuis octobre 2011. Pourtant, dès l’automne 2012, l’administration Obama savait que ces armes équipaient surtout les milices extrémistes. Malgré ce risque, ces livraisons massives d’armements se sont multipliées en 2013, 2014 et 2015.
Le bilan de cette opération n’est pas glorieux. Lorsqu’elle fut stoppée par Trump durant l’été 2017, David Ignatius résuma son impact majeur sur le terrain, mais en omettant de préciser que les « rebelles » qui risquaient de prendre Damas et Lattaquié en 2015 étaient respectivement Daech et al-Nosra, soit la branche d’al-Qaïda en Syrie. Nous avons donc amendé son texte avec les références qui conviennent : « À l’été 2015, les rebelles [d’al-Nosra] étaient aux portes de Lattaquié, sur la côte nord, menaçant le fief ancestral d’Assad et les bases russes qui s’y trouvent. Les combattants [de Daech] progressaient également vers Damas. Cet été-là, les analystes de la CIA commencèrent à évoquer le scénario d’un “succès catastrophique” – qui aurait amené les rebelles à renverser Assad sans toutefois créer un gouvernement fort et modéré. » Dans ce même article, Ignatius écrivit que « ce programme a injecté des centaines de millions de dollars à plusieurs dizaines de milices. Un haut responsable digne de confiance estime que les combattants soutenus par la CIA auraient pu tuer ou blesser jusqu’à 100 000 soldats syriens et leurs alliés durant ces quatre dernières années. » Comme l’a récemment observé notre confrère Jim Bovard, « Ignatius n’a pas révélé si sa source lui avait fourni une estimation du nombre de femmes et d’enfants syriens qui avaient été massacrés par des terroristes soutenus par la CIA. »
En septembre 2014, Tony Blinken déclara que « la réponse à Assad autant qu’à Daech est en fait l’opposition modérée. Elle doit être construite de manière à pouvoir être un contrepoids à Assad et à court terme, elle doit être renforcée afin de pouvoir travailler sur le terrain pour nous aider à combattre Daech. » Cette évaluation ignorait deux faits majeurs. Le premier est que l’« opposition armée » en question, soit l’Armée Syrienne Libre, collaborait étroitement avec les réseaux d’al-Qaïda en Syrie depuis les premiers stades de ce conflit. Comme l’avait souligné le chercheur Sam Heller en juillet 2017, « ces dernières années, une grande partie du soutien américain est allé aux factions de l’“Armée Syrienne Libre” (ASL), qui a servi de force de soutien et de source d’armements pour de plus larges factions islamistes et djihadistes, y compris l’affilié local d’al-Qaïda. » Le second fait ignoré par Blinken est qu’entre 2014 et 2017, le gigantesque trafic d’armes chapeauté par la CIA et les services spéciaux saoudiens pour armer la rébellion anti-Assad avait « considérablement amplifié les capacités militaires » de Daech, mais dans une ampleur « très loin [d’être due] aux seules prises de guerre ». Même s’il est possible qu’Antony Blinken ignorait ces faits, cette hypothèse est peu probable. En effet, les informations que nous venons de compiler proviennent exclusivement de la presse grand public américaine.
Sachant qu’il devrait être nommé secrétaire d’État si la victoire de Joe Biden est confirmée, une relance de cette politique est-elle possible ? Autre question essentielle : a-t-il conscience de l’impact désastreux de cette guerre secrète anti-Assad, dont il a été l’un des principaux architectes ? Dans une récente interview, il a reconnu qu’il avait exercé « toutes les responsabilités dans notre politique syrienne » sous Obama, ajoutant que « les États-Unis avaient [alors] des leviers de pression en Syrie pour essayer d’obtenir des résultats plus positifs. Malheureusement, l’administration Trump a plus ou moins retourné la situation en se retirant entièrement de Syrie [sic], ce qui lui a ôté d’importants leviers. » En clair, Blinken estime que le soutien de la CIA en faveur d’une rébellion gangrénée par l’islamisme aurait permis « d’obtenir des résultats plus positifs. » Il ressort toutefois de cette interview qu’une relance de l’armement et de la formation des rebelles anti-Assad par la CIA est peu probable – d’autant plus que Joe Biden n’avait pas soutenu cette option lorsqu’Hillary Clinton la défendait vigoureusement. Dès lors, comment interpréter la désignation, par le Président élu, d’un proche assistant de l’ancienne secrétaire d’État au poste clé de conseiller à la Sécurité nationale ?
Jake Sullivan au NSC : le signe d’une Maison-Blanche interventionniste ?
En avril 2016, le Président Obama avait désigné le fiasco libyen comme sa « pire erreur ». Il estimait toutefois que la participation des États-Unis au renversement de Mouammar Kadhafi n’était pas la raison de cet échec, regrettant au contraire « de n’avoir pas mis en place un plan pour “l’après” au lendemain de ce qui fut, je pense, une intervention justifiée en Libye ». Désigné par Joe Biden comme son futur conseiller à la Sécurité nationale – un poste clé dans la conduite de la politique étrangère américaine –, Jake Sullivan semble partager cette évaluation. Faisant référence à Hillary Clinton, qu’il assistait lorsqu’elle dirigeait le Département d’État, Sullivan affirma en février 2016 « qu’elle [estimait] que le principal moteur du conflit dans la Libye post-Kadhafi fut l’incapacité de ce pays à assurer sa sécurité basique, et c’était quelque chose qui dépassait la compétence de la communauté internationale. Nous avons un peu débattu de cette question. En d’autres termes, aurions-nous pu simplement redoubler d’efforts et réussir ? Elle considère probablement qu’il s’agit d’une question pertinente. »
À travers cette déclaration, l’on perçoit nettement que Jake Sullivan n’exprime pas de regrets vis-à-vis du bienfondé de cette opération, qui ne fut pas seulement une campagne aérienne visant à protéger les civils au moyen d’une zone d’exclusion aérienne, mais une véritable guerre de changement de régime. Dans ce constat, Sullivan estime que la mission d’assurer des conditions sécuritaires acceptables dans un pays où l’OTAN avait mené 7 642 frappes aériennes en huit mois « dépassait la compétence de la communauté internationale » – une évaluation qui reflète un degré d’irresponsabilité stupéfiant. Le fait que Sullivan dédouane ainsi l’OTAN de toute responsabilité dans le chaos libyen vise à camoufler un échec dont il est grandement responsable, d’autant plus qu’il considérait initialement cette opération comme un succès majeur pour son équipe et sa patronne. En effet, le 21 août 2011, il se réjouit dans un courriel qu’Hillary Clinton avait été « une voix cruciale sur la Libye dans les délibérations de l’administration [Obama], à l’OTAN et dans les réunions des groupes de contact. Elle a joué un rôle déterminant dans l’obtention de l’autorisation [d’intervenir par le Conseil de Sécurité], la construction de la coalition et le serrage du nœud coulant autour de Kadhafi et de son régime. »
Comme Hillary Clinton s’en était vantée en apprenant la mort du dirigeant libyen, « On est venu, on a vu, il est mort ! », affirmant qu’elle était à l’origine de la décision de l’exécuter. Malgré le chaos engendré par cette opération, l’ancienne secrétaire d’État américaine n’a jamais exprimé de regrets, sachant qu’elle a joué un rôle central dans cette campagne. Et comme nous l’avons souligné, ni Obama, ni Sullivan n’estiment que cette guerre de changement de régime était une erreur. Ainsi, la nomination de ce dernier à la tête du conseil de Sécurité nationale n’est pas un signe positif, à l’instar du recrutement d’Antony Blinken à la tête du Département d’État. Bien qu’ils n’aient pas montré de remords vis-à-vis de leurs échecs respectifs en Libye et en Syrie, doit-on pour autant craindre un retour du bellicisme d’Hillary Clinton au sein du gouvernement américain ? Comme nous allons le constater, cette perspective est loin d’être garantie.
Biden, le principal opposant au militarisme de Clinton durant la présidence Obama
En octobre 2015, le New York Times souligna l’ampleur des divergences entre Joe Biden et Hillary Clinton dans le domaine de la politique étrangère. Rapportant leur opposition frontale sur la question de l’Afghanistan, le Times expliqua qu’Hillary Clinton « plaidait pour l’envoi de troupes supplémentaires pour [y] combattre l’ennemi et aider à reconstruire ce pays », tandis que Biden défendait « une mission plus ciblée, un déploiement plus restreint et une limite sur la durée de leur séjour. (…) Cette collision entre M. Biden, le Vice-président, et Mme Clinton, alors secrétaire d’État, n’a pas été la seule qui s’est produite pendant les quatre années où ils ont servi ensemble dans l’administration Obama. M. Biden et Mme Clinton ont représenté le yin et le yang de la politique étrangère de M. Obama, l’un encourageant la prudence naturelle du Président, et l’autre cherchant à stimuler son côté plus affirmé. (…) Davantage que sur la politique intérieure, où leurs divergences sont moins nombreuses, les deux anciens collègues reflètent les voix concurrentes qui ont façonné l’approche internationale de M. Obama, et les pôles qui continuent de diviser la politique démocrate en matière de sécurité nationale. » D’après nous, l’opposition de Biden à l’interventionnisme de Clinton est ignorée par celles et ceux qui craignent un retour en force du militarisme américain en cas de présidence démocrate.
Néanmoins, la nomination de faucons de l’ère Obama dans l’équipe de sécurité nationale de Biden nous permet-elle d’en déduire qu’il sera un Président belliciste ? Comme l’a rappelé Robert Malley, qui fut un haut responsable du Conseil de Sécurité Nationale entre 2014 et 2017, « les membres de l’administration de Barack Obama n’avaient pas un seul point de vue politique figé, qui plus est en diplomatie. Les avis étaient très contrastés. Le fait que beaucoup de conseillers de Joe Biden aient été en poste sous Barack Obama n’est donc pas, à mon sens, une indication des intentions du Président élu. Joe Biden (…) n’est pas facile à caser en matière de politique étrangère. Sur le Moyen-Orient, il était, par exemple, contre la première guerre du Golfe, et pour la seconde. Il était favorable à la guerre des Balkans, mais opposé à l’intervention en Libye. Ce que je peux dire, c’est qu’il n’a pas [le doigt] sur la gâchette. Il ne va pas tout de suite privilégier l’option militaire. Joe Biden est quelqu’un de très réaliste et de pragmatique. Il ne partage pas l’optimisme et la vision ambitieuse de Barack Obama à ses débuts. Obama avait déchanté avec le temps. Biden commence là où son prédécesseur a terminé. » En espérant que cette évaluation soit juste, elle conforte en tous cas notre perception d’un Joe Biden nettement moins belliciste qu’Hillary Clinton, malgré le fait qu’il nomme des faucons de l’ère Obama aux postes clés de sa future administration.
Maxime Chaix