En Afghanistan, le déchaînement des escadrons de la mort soutenus par la CIA

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Les enfants du journaliste Rahim Sekander, détenu arbitrairement pour avoir critiqué les autorités afghanes, montrent sa photo à Khost le 27 octobre dernier (crédit : Foreign Policy)

En février dernier, nous alertions nos lecteurs sur la guerre de terreur des forces paramilitaires afghanes soutenues par la CIA, dont les milices des services secrets locaux. N’ayant pas été repris par la presse francophone, un récent article d’une revue américaine nous indique que ces atrocités s’intensifient alors que les États-Unis retirent leurs soldats de ce pays. Comme nous allons le constater, des civils sont assassinés sans raison par des escadrons de la mort, qui anticipent le départ des troupes américaines en multipliant leurs actes de terreur pour renforcer leur emprise sur la société afghane. Dans un contexte sécuritaire très dégradé, et sachant que les Taliban pourraient reprendre le pouvoir, tout indique que les Afghans resteront pris en étau entre des fanatiques islamistes et un gouvernement local prêt à tout pour se maintenir, y compris à terroriser sa propre population. Chronique d’une « guerre sans fin », qui se poursuivra malgré le départ progressif des troupes américaines de ce pays. 

 

Le 18 février, nous écrivions qu’« en Afghanistan, la CIA soutient discrètement des services secrets intérieurs dont les méthodes brutales nous rappellent les sombres années du KhAD, lorsque les renseignements afghans étaient appuyés par le KGB et qu’ils commettaient des crimes de masse contre la population locale. En clair, selon plusieurs sources bien informées, l’Agence soutient dans ce pays une politique de terreur visant les civils et les opposants, et pas seulement ses anciens alliés islamistes antisoviétiques. Chronique d’un conflit sans fin, aujourd’hui aggravé par une nouvelle guerre invisible de la CIA contre la population afghane, qui nous rappelle le controversé programme Phoenix mené par l’Agence dans le Sud Viêt-Nam des années 1960-70. » À l’époque, et comme bien souvent hélas, nous étions la seule source d’information francophone sur ce sujet pourtant crucial, en ce qu’il nous permettait de mesurer à quel point le projet américain de « démocratisation » de l’Afghanistan était à la fois un échec et une imposture.

 

Aujourd’hui, ceux se réjouissent du départ accéléré des troupes du Pentagone dans ce pays estiment que Donald Trump met un terme aux « guerres sans fin » de Washington. Or, le conflit afghan est loin d’être terminé, et il s’est même aggravé récemment. Comme l’ont rapporté nos confrères d’Al Jazeera English, « les attaques violentes en Afghanistan ont bondi de 50% ces derniers mois, alors même que le gouvernement de Kaboul et les Taliban ont lancé des pourparlers de paix sans précédent en septembre. (…) Malgré de brèves accalmies causées par deux cessez-le-feu temporaires au cours de l’été, les combats ont fait rage dans tout le pays. En effet, les Taliban ont lancé des attaques dévastatrices contre les capitales provinciales et les installations de sécurité, faisant craindre que la violence ne compromette les négociations. (…) Zalmay Khalilzad, l’envoyé américain qui a négocié un accord séparé avec les Taliban en février, a averti à plusieurs reprises que “la persistance de niveaux élevés de violence peut menacer le processus de paix, l’accord, et l’idée fondamentale qu’il n’y a pas de “solution militaire” au conflit afghan. » Dans un contexte sécuritaire aussi dégradé, le retrait des soldats américains pourrait conduire à l’intensification des opérations afghanes de la CIA, qui soutient à la fois les cruels services secrets intérieurs et la malnommée Khost Protection Force (KPF).

 

En effet, nous avions déjà souligné que la KPF menait des exactions récurrentes contre la population civile, dont des frappes aveugles et des raids nocturnes. Hélas, cette tendance n’est pas prête de s’inverser, sachant que le départ croissant des troupes américaines engendre une hausse des actes de terreur des forces locales soutenues par la CIA. Comme l’a rapporté la revue Foreign Policy le 16 novembre, « des membres d’un groupe paramilitaire soutenu par la CIA auraient tué 14 civils au cours de raids dans la province agitée de Khost en Afghanistan au cours du mois dernier. (…) La CIA a établi [la KPF] à la fin de l’année 2001, dès les premiers jours de la guerre en Afghanistan, en recrutant des combattants issus des tribus pachtounes locales. Dix-neuf ans plus tard, des agents de la CIA continuent de former et d’armer la KPF, bien qu’elle ait été fréquemment impliquée dans des atrocités contre des civils, y compris des actes de tortures et des meurtres, selon des organisations de défense des droits de l’Homme. Alors que les États-Unis se dirigent vers un retrait total des troupes d’Afghanistan, de nombreux résidents craignent que la KPF et d’autres groupes paramilitaires soutenus par la CIA intensifient leurs attaques pour s’affirmer à travers le pays. » En effet, la KPF n’est pas la seule milice soutenue par l’Agence qui commet des exactions contre les civils.

 

Héritiers du KhAD, les services secrets afghans ont assassiné une figure politique locale pourtant réputée proche de l’équipe présidentielle d’Ashraf Ghani. Nommé Amer Abdul Sattar, cette importante personnalité de la province de Parwan a combattu les Soviétiques dans les années 1980. Son exécution début janvier par le puissant National Directorate of Security (NDS), qui tua également son fils et deux de leurs hôtes, déclencha une crise politique majeure en Afghanistan. Elle permit également de mettre en lumière les méthodes brutales du NDS, qui est accusé par de nombreuses sources d’être financé, soutenu et encadré par la CIA. Comme l’avait rapporté Foreign Policy, « le directeur du NDS, Mohammad Masoom Stanekzai, a été contraint de démissionner (…) après un raid de ses services à Jalalabad, la capitale de la province orientale de Nangarhar, qui a ciblé une famille locale de premier plan et tué quatre frères, tous civils. (…) Stanekzai faisait partie du régime communiste afghan et a combattu les moudjahidines dans les années 1980. Et de nombreux Afghans pensent que le NDS, avec l’aide et l’approbation de la CIA, est devenu une deuxième incarnation du KhAD, le brutal service de renseignement des communistes afghans dans les années 1980. »

 

Dans son article plus récent, Foreign Policy observe que la KPF et le NDS collaborent étroitement pour terroriser la population, expliquant que « des journalistes et des organisations de défense des droits de l’Homme (…) ont également été pris pour cible ces derniers mois. C’est notamment le cas de Rahim Sekander, un journaliste d’une radio locale qui a fréquemment critiqué ces violations. Sekander a été arrêté en août par le NDS, le service de renseignement [intérieur] afghan qui travaille en étroite collaboration avec la KPF, et qui est également financé par les États-Unis. L’agence de renseignement, composée en grande partie d’officiers de son prédécesseur brutal de l’ère soviétique, le KhAD, est également connue pour ses attaques contre des civils et des critiques du gouvernement. » À travers cette stratégie, l’on comprend que la CIA cherche à combattre les Taliban en effrayant la population mais, malheureusement, les méthodes employées par le NDS et la KPF alimentent l’insurrection islamiste. Cette situation est d’autant plus tragique que les actuels Taliban étaient les alliés de la CIA dans sa guerre secrète antisoviétique des années 1980. Or, l’Agence soutient désormais le camp adverse, qui brutalise la population au même titre que ses rivaux islamistes. 

 

Toujours selon Foreign Policy, « Sekander, qui a utilisé sa plateforme de médias sociaux pour dénoncer les exactions perpétrées à la fois par les Taliban et le gouvernement d’Ashraf Ghani, est détenu sans procès depuis août. Plus précisément, Sekander a critiqué les bombardements aériens qui ont tué des civils et les violents raids nocturnes menés par la KPF et d’autres unités soutenues par la CIA opérant dans tout le pays. Ces attaques contre des civils ont souvent eu pour effet d’encourager le militantisme [pro-Taliban]. » Lorsque l’on se rappelle que George W. Bush affirmait vouloir instaurer la démocratie en Afghanistan, force est de constater que cet objectif n’est qu’un irréaliste et lointain souvenir à Washington. D’ailleurs, en utilisant de telles méthodes contre la population afghane, il n’est pas étonnant que l’insurrection islamiste continue de prospérer, et que cette guerre semble vouée à ne jamais se conclure

 

Comme dans de nombreux cas à travers le monde, les gouvernements autoritaires soutenus par les États-Unis ne sont pas inquiétés par Washington. D’après une cadre de Human Rights Watch, « “pendant près de deux décennies, la KPF a été responsable d’exécutions sommaires et d’autres abus, y compris l’emprisonnement de journalistes. Elle n’a jamais été tenue pour responsable, ni par les autorités afghanes, ni par les États-Unis”. (…) [Human Rights Watch] a publié l’an dernier un rapport de 60 pages documentant la violence causée par les milices afghanes soutenues par la CIA, avec des détails sur 14 cas dans neuf provinces. Ce rapport conclut que les forces afghanes formées et financées par la CIA ont montré peu de respect pour la vie des civils et le Droit international. Ces milices sont actives dans tout le pays, et plus récemment dans les provinces de Khost, Paktia, Paktika, Nangarhar et Wardak. » Dans un tel contexte, le peuple afghan restera pris en étau entre des forces islamistes autrefois soutenues par la CIA, et un gouvernement autoritaire qui s’appuie sur des escadrons de la mort et d’anciens criminels pro-soviétiques afin de se maintenir au pouvoir par la terreur. Moralité : retirer ses troupes de pays plongés dans la misère, le chaos et la violence ne revient pas à mettre un terme aux « guerres sans fin », mais à enterrer l’illusion que les puissances occidentales peuvent imposer la démocratie par des interventions militaires. 

 

Maxime Chaix

 

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