Depuis l’apparente victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle, nous avons prédit qu’il se montrerait moins belliciste en tant que Président qu’Hillary Clinton lorsqu’elle était secrétaire d’État. Cette prospective n’est pas un parti pris en faveur de Biden. En effet, le militarisme des États-Unis est un phénomène structurel et bipartisan, et nous n’avons aucune illusion sur les dangers d’une présidence démocrate – notamment du fait de son tropisme anti-russe et des personnalités interventionnistes nommées par le futur locataire de la Maison-Blanche. En réalité, notre prospective se base essentiellement sur les positions de Biden durant les huit années de la présidence Obama, et en particulier sur son opposition constante au militarisme forcené d’Hillary Clinton lorsqu’elle dirigeait le Département d’État. Pour l’illustrer, nous avons traduit intégralement un article d’octobre 2015, qui montre avec de nombreux exemples comment Biden tentait de modérer Obama dans ses décisions de politique étrangère, tandis que Clinton défendait systématiquement les options les plus maximalistes. Publié par un prestigieux média américain, cet article décrivit même Biden et Clinton comme le « yin et le yang » de cette administration. Une plongée vers le passé qui pourrait nous éclairer sur l’avenir, à condition que Biden puisse se maintenir dans le Bureau Ovale au vu de son grand âge – ce qui est une autre question.
« Une candidature de Biden exposerait des divergences de vues avec Clinton en politique étrangère »
Texte original par Peter Baker (New York Times, 9 octobre 2015)
Traduction exclusive par Maxime Chaix
WASHINGTON – Elle est arrivée [dans la Situation Room] avec des cartes pleines de codes couleurs. Il a rédigé de longues notes privées [pour Obama]. Elle a plaidé pour l’envoi de troupes supplémentaires afin de combattre l’ennemi et d’aider à reconstruire ce pays. Il défendait une mission plus ciblée, un déploiement militaire plus restreint et une limite sur sa durée.
En fin de compte, ni Hillary Clinton, ni Joseph Biden n’ont entièrement atteint leurs objectifs pendant ce débat mémorable sur l’Afghanistan, qui eut lieu en 2009 dans la Situation Room. Le Président Obama choisit d’envoyer 30 000 soldats supplémentaires, comme l’avait recommandé Mme Clinton, tout en fixant une date limite pour les rapatrier, comme l’avait préconisé M. Biden.
Cette collision entre M. Biden, le Vice-président, et Mme Clinton, alors secrétaire d’État, ne fut pas la seule qui s’est produite pendant les quatre années où ils ont servi ensemble dans l’administration Obama. M. Biden et Mme Clinton ont représenté le yin et le yang de la politique étrangère de M. Obama, l’un encourageant la prudence naturelle du Président, et l’autre cherchant à stimuler son côté plus affirmé.
Si M. Biden rejoignait la course à la présidentielle démocrate pour l’élection de 2016, sa rivalité avec Mme Clinton rendrait publiques leurs batailles menées dans le secret de la Situation Room. Davantage que sur la politique intérieure, où leurs divergences sont moins nombreuses, les deux anciens collègues reflètent les voix concurrentes qui ont façonné l’approche internationale de M. Obama, et les pôles qui continuent de diviser la politique démocrate dans le domaine de la sécurité nationale.
« S’il se lançait, cela changerait la nature du débat », a déclaré Vali R. Nasr, qui a servi sous la direction de Mme Clinton en tant que conseiller spécial pour l’Afghanistan et le Pakistan, et qui est désormais doyen de l’École des hautes études internationales de l’Université Johns Hopkins. « Ce serait beaucoup plus un débat sur ces deux approches fondamentales. »
À maintes reprises, Mme Clinton et M. Biden se sont affrontés sur l’utilisation de la puissance américaine dans le monde. M. Biden a supervisé le retrait des troupes d’Irak en 2011, tandis que Mme Clinton a soutenu le maintien d’une force résiduelle. Elle a plaidé en faveur de l’intervention militaire qui a finalement renversé Mouammar Kadhafi en Libye, alors qu’il s’y opposait.
Il a mis en garde contre le raid des forces spéciales au Pakistan qui a entraîné la mort d’Oussama ben Laden, exhortant à attendre que des renseignements supplémentaires confirment sa présence, tandis qu’elle recommandait de poursuivre l’opération. Elle était une farouche partisane de l’armement et de la formation des forces d’opposition en Syrie – une initiative dont les collègues de Biden ne se souviennent pas qu’il l’ait soutenue. Ces derniers jours, elle s’est prononcée contre l’accord commercial de M. Obama avec les pays du Pacifique, tandis que le Vice-président l’a approuvé.
Une dizaine d’années après l’invasion de l’Irak, ces désaccords soulignent, dans leur ensemble, un schisme philosophique plus large sur le rôle de l’Amérique dans le monde.
« Il pourrait être plus prudent quant aux résultats d’un emploi massif de la force militaire », a déclaré Barry Pavel, un haut responsable de la sécurité nationale à la Maison-Blanche durant le premier mandat d’Obama, actuellement vice-président de l’Atlantic Council – un cercle de réflexion basé à Washington. « Elle aurait tendance à être plus ferme pour s’assurer que l’engagement des États-Unis soit ressenti de manière significative, et qu’il n’y ait pas de perception d’un retrait ou d’un désengagement de notre pays [sur la scène internationale]. »
M. Biden semble plus proche du centre de gravité des électeurs des primaires démocrates qui, selon les sondages, sont profondément sceptiques quant à l’implication militaire américaine à l’étranger. Dans un sondage réalisé cette année par le New York Times/CBS News, 89% des Démocrates se sont déclarés inquiets du fait qu’une intervention en Irak et en Syrie « conduirait à une implication longue et coûteuse dans ces pays ».
Principal challenger de Mme Clinton pour la nomination démocrate, le Sénateur du Vermont Bernie Sanders a fait appel à cette base progressiste avec un bilan nettement plus à gauche que celui de Mme Clinton et de M. Biden. L’on peut notamment citer ses votes contre la guerre d’Irak et le Patriot Act, de même que son opposition à la hausse du nombre de soldats en Afghanistan décidée par Obama. Mme Clinton et M. Biden ont voté en faveur de la guerre d’Irak, finissant tous deux par la désavouer.
Mme Clinton et ses conseillers semblent davantage concentrés sur une audience électorale plus générale, ce qui montre qu’elle adopterait une politique étrangère plus affirmée que M. Obama. « Ils ne veulent pas qu’Hillary soit considérée comme un ailier gauche et si Joe Biden veut endosser ce manteau, ils le lui donneront », a déclaré Leslie H. Gelb, président émérite du Council on Foreign Relations, qui a conseillé M. Biden. « Ils ne participeront pas à ces primaires en tant que progressistes et gauchistes dans le domaine de la politique étrangère. Ils ne le feront pas. »
Cela n’a pas toujours été le cas. Lorsqu’ils ont servi ensemble au Sénat, Mme Clinton et M. Biden ont adopté des positions de centre-gauche relativement similaires sur les questions de sécurité nationale et de politique étrangère. M. Biden a la carrière la plus longue, remontant aux années 1970. À l’époque, il avait soutenu les traités de contrôle des armements avec l’Union soviétique puis, dans les années 1990, il avait approuvé l’intervention dans les Balkans. En tant que Première dame, Mme Clinton a beaucoup voyagé à travers le monde, mais elle est restée largement à l’écart des grands débats de politique étrangère.
Après les attaques terroristes du 11 septembre 2001, M. Biden et Mme Clinton sont pratiquement tombés d’accord pour soutenir l’invasion de l’Irak, et plus tard pour s’opposer à l’augmentation de soldats décidée par le Président George W. Bush afin de réprimer les insurgés. « Si vous regardez leurs votes sur les guerres ou le soutien des efforts de guérilla par d’autres acteurs, ils ont voté presque exactement de la même manière », a déclaré M. Gelb. « Leurs divergences commencent à apparaître sous l’administration Obama. »
M. Biden a semblé sortir du creuset irakien avec davantage de cicatrices, et il s’est alors déplacé vers la gauche. Il a été plus rapide [que Clinton] à répudier la guerre et, avec M. Gelb, il a élaboré un plan visant à diviser l’Irak en trois régions autonomes sous un gouvernement central aux prérogatives limitées. Une fois devenu Vice-président, il était déterminé à éviter ce qu’il considérait comme les erreurs de l’administration Bush.
Mme Clinton a longtemps résisté au désaveu de son vote initial pour la guerre d’Irak et, en tant que secrétaire d’État, elle a insisté pour une approche musclée à l’international. En fait, M. Biden et elle-même se sont affrontés pour influencer la politique étrangère de M. Obama. Cette opposition n’était pas ouvertement hostile. En effet, ils se rencontraient fréquemment pour discuter de leurs positions respectives en amont des principales rencontres sur les questions de sécurité nationale dans la Situation Room. Mais une fois que les débats commençaient, aucun d’entre eux ne cherchait à s’effacer. En outre, des assistants ont déclaré que M. Obama encourageait M. Biden à jouer le rôle d’avocat du diable en remettant en question les militaires.
Au début, le Président était plus sensible aux points de vue de Mme Clinton, qu’il adoptait entièrement dans certains cas de figure, tels que l’augmentation du nombre de soldats en Afghanistan au cours de l’année 2009. Mais deux ans plus tard, la guerre en Libye constitua un tournant. Après que son approbation réticente des frappes aériennes ait laissé un pays fracturé, M. Obama montra de plus en plus d’amertume vis-à-vis de cette intervention.
Mme Clinton étant désormais partie de l’administration, M. Biden semble avoir gagné la bataille pour façonner la pensée de M. Obama. Mme Clinton est en campagne électorale pour plaider en faveur d’une approche plus dure face à l’intervention russe en Ukraine et dans la bataille contre l’État Islamique en Syrie.
Ces deux rivaux auraient chacun des dossiers compromettants s’ils devaient s’affronter. Mme Clinton pourrait rappeler les réticences de M. Biden à autoriser l’opération qui tua Ben Laden. En effet, il s’inquiétait de la répétition de la tentative malheureuse du Président Jimmy Carter de sauver les otages en Iran en 1980, suggérant d’attendre des renseignements supplémentaires. D’après Biden lui-même, il aurait dit « n’y allez pas », mais il précisa ensuite avoir conseillé à Obama de suivre son propre instinct.
Pour sa part, M. Biden pourrait citer la Libye comme un cas d’école sur les dangers des ingérences américaines défendues par Mme Clinton dans les conflits d’autres pays. Elle pourrait faire valoir qu’elle soutenait une implication plus large que celle adoptée par l’administration, qui s’est pratiquement lavée les mains après la mort de Kadhafi. Or, l’attaque terroriste contre un complexe diplomatique à Benghazi pèse lourdement sur son bilan politique.
Quoi qu’il en soit, une rivalité Clinton/Biden dans la course à la présidence pourrait ouvrir un débat profond dans un parti qui peine encore à définir son approche post-irakienne de la politique étrangère. Mme Clinton et M. Biden déplaceraient leurs querelles fréquentes de la Situation Room vers la scène électorale, et demanderaient à leurs collègues démocrates de décider qui a raison.
« Ils n’étaient pas d’accord, mais avec enthousiasme », a déclaré un ancien haut responsable anonyme présent dans la Situation Room. « Ce ne sont pas des gens timides. »
Texte original par Peter Baker
Traduction exclusive par Maxime Chaix