Pourquoi les guerres de drones défendues par John Brennan relèvent du terrorisme d’État

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Commentant l’assassinat ciblé du scientifique nucléaire et général iranien Mohsen Fakhrizadeh, l’ex-directeur de la CIA John Brennan a qualifié cet acte de « terrorisme d’État ». Une prise de position pour le moins audacieuse, sachant que le Mossad est largement soupçonné d’avoir perpétré cette élimination. N’oubliant pas son rôle central dans l’expansion globale des frappes de drones, il a néanmoins jugé ces pratiques légitimes car ciblant uniquement des leaders djihadistes. Or, si l’on a conscience que ces attaques engendrent des pertes civiles – ce qu’il avait d’ailleurs nié en 2011 –, un certain nombre de sources indiquent que les drones terrorisent les populations dans les régions où ils sont actifs. En d’autres termes, et malgré ce déni de Brennan, nous allons démontrer que ces guerres aériennes dont il fut le principal architecte relèvent également du terrorisme d’État. Essentiellement, puisque Biden poursuivra cette politique, il est plus que jamais temps d’ouvrir ce débat. 

 

Le 27 novembre dernier, en retweetant un article de l’Associated Press, John Brennan décrivit l’assassinat du scientifique nucléaire et général iranien Mohsen Fakhrizadeh comme un « acte criminel et très imprudent. Il fait peser le risque de représailles mortelles et d’une nouvelle vague de conflits régionaux [au Moyen-Orient]. Les dirigeants iraniens auraient tout intérêt à attendre le retour d’un leadership américain responsable sur la scène mondiale, et à résister à la tentation de répondre contre les coupables présumés » – qui seraient les services spéciaux israéliens selon le New York Times. Il ajouta qu’il ignorait « si un gouvernement étranger [avait] autorisé ou exécuté le meurtre de Fakhrizadeh. Un tel acte de terrorisme d’État constituerait une violation flagrante du Droit international, et encouragerait davantage de gouvernements à mener des attaques meurtrières contre des responsables étrangers. » Cette prise de position de John Brennan est courageuse car elle vise implicitement Israël – un allié stratégique des États-Unis. Et sachant que la CIA et le Mossad coopèrent étroitement pour traquer, surveiller et assassiner des cibles communes, ses remarques sont d’autant plus audacieuses.

 

Néanmoins, nous émettons de fortes réserves sur la troisième et dernière partie de son argumentaire. Selon lui, « ces assassinats sont très différents des frappes contre les chefs terroristes et les membres de groupes tels qu’al-Qaïda et l’État Islamique, qui ne sont pas des États souverains. En tant que combattants illégitimes au regard du Droit international, ils peuvent être pris pour cible afin de mettre un terme aux attaques terroristes meurtrières. » Cet argument nous paraît discutable pour deux raisons. Tout d’abord, malgré les tentatives de son ex-adjointe Avril Haines de construire un cadre légal aux frappes de drones, ces dernières sont principalement menées par la CIA. Or, contrairement au Pentagone, cette agence n’est pas tenue de respecter le Droit international humanitaire, en particulier lorsque ces attaques sont menées en dehors des zones de conflits où les États-Unis sont officiellement engagés. Notre seconde réserve tient au fait que cet argument de Brennan ignore totalement le nombre élevé de pertes civiles engendrées par ces frappes de drones, qui pourrait atteindre les 2 200 morts, dont 454 enfants.

 

Essentiellement, une conséquence majeure de ces campagnes est trop souvent occultée, soit le fait que les survols de drones terrorisent les populations locales. Comme l’a résumé une ONG américaine, « un civil au Pakistan a décrit les opérations de drones comme équivalant à une “claque dans le noir”. Cette image est emblématique d’un sentiment de trahison et de malveillance perçu par les civils vivant dans les zones où des campagnes de drones sont menées. Pour une grande partie de la population du Yémen, le fait de vivre sous un ciel devenu une source constante de traumatismes est une réalité quotidienne. Le ciel dans la campagne yéménite – qui est un terrain de jeu pour les drones américains –, inflige régulièrement des violences sans aucun avertissement ni aucune raison sur des personnes déjà vulnérables face à la pauvreté et aux conflits. Les attaques de drones américains façonnent ainsi les perceptions, les peurs et les choix de vie d’une grande proportion de la population yéménite. À son tour, cette “génération drones” – qui considère inévitablement le ciel comme un facteur de mort –, souffre énormément de stress mental, qui peut également aboutir à une détresse physique. »

 

Dans son récent argumentaire, Brennan se contente d’affirmer que les frappes de drones sont légales et légitimes puisqu’elles ne ciblent que des combattants djihadistes. Ce déni de réalité n’est pas surprenant puisque, lorsqu’il était le chef du contreterrorisme d’Obama, il avait explicitement nié toute perte civile durant ces opérations. En juin 2011, il déclara en effet qu’il n’y avait pas eu « une seule mort collatérale » lors des frappes clandestines de drones américains en raison de « la compétence [et de] la précision exceptionnelles » des assassinats ciblés. Pourtant, 42 Pakistanais – dont une majorité de civils –, avaient été tués quatre mois plus tôt dans le Nord-Waziristan, ce qui avait fait l’objet d’une large couverture médiatique. Dans cette région, L’Obs avait rapporté en mars 2013 « un millier de blessés et un nombre incalculable de traumatismes pour les habitants [de ces] zones tribales. (…) Psychose, stress post-traumatique, dépression, anxiété… Même ceux qui n’ont pas été meurtris physiquement par cette guerre en subissent aujourd’hui les séquelles mentales. »

 

Cet article de L’Obs indiquait également que de nombreux habitants « des zones tribales [disaient] vivre au quotidien avec la peur au ventre d’être attaqués par un +bangana+ (“bourdonnement”), le nom local donné à ces drones qui ne cessent de survoler la zone en faisant des bruits d’insectes. (…) Tel cet autre jeune Waziri, devenu agressif et paranoïaque, amené à l’hôpital Lady Reading de Peshawar, la grande ville de la région. “Son père m’a raconté qu’il avait trouvé une puce de téléphone portable par terre”, raconte le docteur Mukhtar ul-Haq qui l’a examiné. “Or, les gens des zones tribales croient que ce sont des puces comme celles-là qui transmettent aux drones les coordonnées des cibles. Le jeune homme croyait qu’il allait être à un moment où un autre frappé par un drone et il a développé un trouble psychotique”, ajoute-t-il. » Hélas, grâce à Edward Snowden, nous savons désormais que cette crainte n’était pas infondée. En effet, le journaliste Glenn Greenwald révéla en 2014 que la NSA aidait la CIA à cibler ses objectifs grâce à des cartes SIM au Pakistan, en Afghanistan ou au Yémen. Toujours selon Greenwald, « cette unité de la NSA, appelée GeoCell, serait à l’origine de frappes sans que la cible ne soit formellement identifiée, mais simplement parce qu’elle utilise le téléphone dont la carte SIM a été localisée. » En clair, il suffisait de posséder une telle puce pour être frappé sans aucune mesure d’identification formelle, d’où un risque accru que de simples civils ayant trouvé ou racheté une carte SIM soient liquidés par erreur.

 

Sachant que ces campagnes de drones engendrent d’importantes pertes civiles, que les procédures de détection de leurs cibles sont laxistes, et qu’elles placent les populations locales dans une atmosphère de peur constante, de tels programmes relèvent bel et bien du terrorisme d’État – malgré le déni persistant de John Brennan et de ses collègues. Comme l’avait observé l’anthropologue Hugh Gusterson en février 2019, « la guerre des drones américains au Waziristan a été légitimée par un discours d’“humanisme militaire”, qui revendique des taux très bas de victimes civiles et un souci d’épargner la vie des innocents. Dans la pratique, (…) les frappes de drones au Waziristan ont tué un nombre considérable de civils. En outre, d’une manière qui rappelle les effets des escadrons de la mort en Amérique centrale et latine, elles ont déchiré la société civile des Waziri en créant une culture de terreur. L’“essentialisme des drones” – soit la fausse conviction que ces armes sont inévitablement utilisées de façon à minimiser la souffrance humaine –, a dissimulé un processus de “dérapage éthique” par lequel les opérateurs de drones ont assoupli leurs pratiques opérationnelles. Ce phénomène (…) a permis aux drones de devenir des armes de terreur alors même qu’ils faisaient office d’alibis/signifiants de la force discriminante. »

  

En clair, bien que présentés par les autorités américaines comme des armes visant à minimiser la souffrance des civils, les drones sont au contraire une source majeure d’effroi, d’anxiété et de mort arbitraire pour les populations habitant dans leurs périmètres d’opérations. En d’autres termes, ils sont officiellement utilisés comme un moyen de combattre le terrorisme, mais ils imposent un climat de terreur pour les civils qui subissent les survols oppressants de ces appareils. Comme l’avait souligné une ONG américaine, « les répercussions des campagnes de drones sur les civils vivant dans des zones où le ciel est source de traumatismes – en particulier ceux qui ont directement perdu un parent ou un être cher à cause d’une telle frappe –, n’ont pas été dûment prises en considération dans le cadre des débats politiques ou universitaires. » Vu la récente sortie de Brennan sur ce dossier, et sachant que Biden poursuivra ce programme de drones lorsqu’il siègera à la Maison-Blanche, il serait peut-être temps d’ouvrir ce débat essentiel. 

 

Maxime Chaix

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