À Deep-News.media, nous alertons fréquemment nos lecteurs sur le fait que les pouvoirs exécutifs occidentaux mènent de dangereuses guerres secrètes, qui ne sont pas suffisamment critiquées dans les médias et qui échappent à la supervision des pouvoirs législatifs. Dans un récent article, un ancien cadre du Congrès des États-Unis déplore l’inaction des parlementaires américains vis-à-vis des opérations clandestines de la CIA, qu’ils sont pourtant censés contrôler. Il dénonce ainsi le fait que l’Agence ait les mains libres pour mener de telles campagnes, et il explique comment la guerre de changement de régime de la CIA en Syrie a totalement échappé à la supervision du Congrès. Sachant qu’il craint la poursuite de telles pratiques sous la présidence Biden, nous allons commenter et compléter ses arguments qui, malgré leur intérêt, occultent le fait que les campagnes de la CIA ne peuvent être réellement contrôlées par le législateur lorsqu’elles impliquent des financements et des services étrangers. Décryptage.
La guerre secrète de la CIA en Syrie : l’omerta de ses principaux architectes
En novembre 2014, il fut rapporté dans le Guardian que « les informations sur les armes qui étaient déjà clandestinement acheminées [par la CIA et ses partenaires] en Syrie avaient été dissimulées à la majeure partie du Congrès des États-Unis. [Le secrétaire d’État] John Kerry refusa de répondre aux questions sur les activités de la CIA dans ce conflit lorsqu’il fut interrogé par la Commission sénatoriale des Affaires étrangères (…) “Je déteste dire cela”, déclara-t-il, “mais je ne peux ni confirmer, ni démentir tout ce qui a été écrit sur ce sujet, et je ne peux parler de tout possible programme”. » Or, depuis 2012, de nombreux détails de cette opération fuitaient dans la presse américaine, et notamment le fait que les armes livrées à la rébellion anti-Assad par le Qatar et l’Arabie saoudite avec l’aide de la CIA équipaient principalement les djihadistes. On se rappellera en particulier d’un article du New York Times publié en octobre 2012, qui montra que l’administration Obama était informée de ce processus. En clair, le pouvoir exécutif américain aidait ses alliés du Golfe et leurs supplétifs djihadistes contre Bachar el-Assad, et décida l’année suivante d’impliquer directement la CIA dans cette campagne. Logiquement, une politique aussi dangereuse, toxique et illégale doit être protégée par un haut niveau de classification, ce qui rend plus difficile le contrôle parlementaire et la couverture médiatique de ces opérations – d’autant plus que leurs principaux architectes gardent le silence sur ces questions.
Dans son autobiographie, l’ancien directeur de la CIA John Brennan écrivit qu’il n’était pas « en mesure d’aborder de nombreux aspects et détails importants de la politique américaine à l’égard de la Syrie sous l’administration Obama, car ils restent hautement confidentiels. » À l’aune des éléments précités, l’on peut comprendre pourquoi. Sachant qu’il a dirigé l’Agence entre mars 2013 et janvier 2017, et que le projet de renverser le Président syrien était « son bébé », il a systématiquement refusé de s’exprimer sur cette opération. En décembre 2016, quelques semaines avant son départ de la CIA, il déclara qu’il ne se prononcerait pas « sur ce que [l’Agence] pourrait faire ou ne pas faire » en Syrie. Son prédécesseur David Petraeus – qui ne dirigeait plus la CIA depuis sa démission en novembre 2012 –, refusa également de décrire cette campagne lors d’un entretien sur PBS en mai 2016 : « Vous savez, je ne peux parler de ce que j’aurais pu recommander [au Président Obama] lorsque j’étais directeur de la CIA, car si j’avais recommandé quelque chose [concernant la Syrie], cela aurait relevé du domaine de l’action clandestine, et nous ne faisons pas d’actions revendiquées. Donc c’est quelque chose dont je ne parlerai pas. »
Ancien numéro 2 de la DGSE – l’équivalent de la CIA en France –, le général Dominique Champtiaux explique que « l’action clandestine est au cœur de l’État régalien qu’elle place paradoxalement dans l’illégalité, induisant donc d’importants risques politiques. » Située dans la zone grise « entre diplomatie officielle et intervention militaire ouverte, elle vise des objectifs de sécurité nationale selon des modalités pratiques qui permettent de masquer l’identité réelle du commanditaire, préservant ainsi sa liberté de décision. » En d’autres termes, selon le général Champtiaux, les opérations clandestines sont illégales et sensibles au point de ne pas être assumées par leurs responsables, ce qui explique le silence de John Kerry, David Petraeus et John Brennan sur la campagne anti-Assad de la CIA. Outre ce haut niveau de confidentialité, qui offre au pouvoir exécutif une large capacité d’action, le problème majeur induit par ces opérations est l’absence de réel contrôle des autorités législatives sur ces activités. En effet, le Congrès n’a jamais utilisé pleinement ses prérogatives de supervision dans ce domaine, comme nous allons le constater.
Face aux actions clandestines de l’Exécutif, la passivité du Congrès
Dans Foreign Affairs, un récent article de Stephen R. Weissman nous offre des détails inédits sur la manière dont le Congrès n’a pas rempli sa mission de contrôle vis-à-vis de l’opération Timber Sycamore, dont il rappelle qu’elle a « échoué misérablement ». Ancien chef d’une Sous-commission de la Chambre des Représentants, Weissman estime toutefois que « cet échec [en Syrie] n’est pas dû qu’à la seule CIA, et [qu’il] ne peut pas non plus être entièrement attribué à l’administration Obama. Pendant tout cette période, le Congrès était censé superviser cet effort, du moins théoriquement. Depuis leur création il y a plus de 40 ans, les Commissions du Renseignement de la Chambre et du Sénat ont été chargées de contrôler ces opérations clandestines. Selon la loi, ces instances ont le droit de recevoir pratiquement toutes les informations qu’elles demandent. Elles exercent une autorité majeure sur le budget de la CIA et sur les nominations de ses hauts fonctionnaires. » Il souligne alors qu’« il n’existe aucune preuve que les Commissions du Renseignement aient utilisé leurs pouvoirs pour empêcher, modifier sérieusement ou mettre fin à cette opération fondamentalement viciée », laissant donc les mains libres à l’Exécutif et à la CIA dans le conflit syrien.
Dans cet article, on apprend que huit anciens chefs de ces instances ont refusé de répondre aux questions de Weissman sur la campagne secrète de l’Agence contre Assad et ses soutiens. Hélas, la fuite de ces responsabilités parlementaires est une tendance lourde dans les institutions américaines, comme il le rappelle : « Le refus du Congrès de contrôler l’opération Timber Sycamore était représentatif de son attitude plus générale à l’égard de la supervision des actions clandestines. En effet, pendant des décennies, les législateurs ont en grande partie refusé d’interférer dans des aventures malavisées voire douteuses, au détriment de la sécurité nationale des États-Unis et de la transparence démocratique. » Il ajoute que, « ces dernières années, l’action clandestine a constitué un élément clé de la politique étrangère américaine, des frappes de drones aux cyberattaques en passant par les opérations paramilitaires. Et lorsque Joe Biden deviendra Président, son administration ne limitera probablement pas le recours à ce type d’opérations ». Il en appelle donc le Congrès à faire son travail, qui est celui d’incarner un réel contre-pouvoir face aux abus de l’Exécutif. Comme il le montre dans son article, ces dérives sont nombreuses, graves et récurrentes.
Il cite notamment l’expansion, sous Obama, des assassinats par drones menés par la CIA. À cette époque, les législateurs avaient réussi à empêcher le transfert de ce programme vers le Pentagone, craignant un usage trop répandu et meurtrier de cette technologie par l’armée américaine. Néanmoins, ils n’avaient rien changé à ce programme malgré ses conséquences désastreuses sur le terrain. Weismann mentionne également le fait que le Congrès a dû attendre quatre ans pour obtenir les informations qu’il demandait concernant le dispositif de torture de la CIA. Or, cette dernière lui a transmis des éléments majoritairement faux au sujet de la nature et des effets de cette pratique illégale, inhumaine et controversée. Outre les manipulations de l’Exécutif et de la CIA, il ressort de cet article que les Commissions du Renseignement de la Chambre et du Sénat sont souvent réticentes à exercer leur pouvoir de contrôle des opérations clandestines – un problème dénoncé en 1984 par le Sénateur Joe Biden. En outre, le Congrès permet à la Maison-Blanche d’invoquer des « circonstances extraordinaires » souvent contestables pour empêcher aux législateurs d’obtenir des informations classifiées, et ce pendant six mois ou plus.
Bien qu’elles soient dotées d’importants pouvoirs, ces Commissions exercent insuffisamment leurs prérogatives de contrôle et de supervision des actions clandestines. Or, cet enjeu est crucial aujourd’hui, puisque ce mode opératoire prend de plus en plus d’importance à Washington depuis la présidence W. Bush. Comme l’observe Weismann, « à un moment où les décideurs politiques se tournent de plus en plus vers l’action clandestine, ces réformes sont plus que jamais nécessaires. Les Présidents démocrates et républicains considèrent depuis longtemps les opérations clandestines comme une troisième voie intéressante – une alternative aux guerres coûteuses et aux lenteurs diplomatiques, qui permet en outre d’éviter le débat public. » En clair, ces actions officieuses garantissent au pouvoir exécutif et à ses services spéciaux la capacité de nier ou de minimiser leur rôle dans ce genre d’initiatives. Or, vu que les opérations clandestines se multiplient, il faudrait impérativement renforcer leur supervision, afin de ne pas laisser à un groupe restreint de décideurs la conduite exclusive de ces actions, et de les sanctionner en cas de graves dérives – telles que l’appui de la CIA en faveur des djihadistes durant le conflit syrien. Weissman propose donc une série de mesures qui, bien qu’étant utiles, seraient inopérantes dans des guerres secrètes à multiples acteurs, comme l’opération Timber Sycamore.
Le Congrès ne peut superviser les budgets et les alliés étrangers de la CIA
Dans cet article de Weissman, un aspect crucial des opérations de la CIA est totalement ignoré, soit le fait que ses alliés étrangers lui permettent de contourner la supervision du Congrès, et de ne pas s’impliquer directement dans les campagnes les plus sensibles. Garantissant le déni plausible, ce mode opératoire a été « affiné et mis en œuvre avec talent par Henry Kissinger, d’abord en tant que secrétaire d’État de Nixon : déléguer à des tiers ce qui est trop risqué de faire soi-même, afin d’éviter d’en assumer la responsabilité et les critiques si l’opération échoue. » Dans cette logique, l’Arabie saoudite a pris une place centrale dans le financement des opérations de la CIA depuis une quarantaine d’années. Comme l’a résumé l’ex-officier du MI6 Alastair Crooke, « les Saoudiens commencèrent à financer abondamment les actions [clandestines américaines et britanniques] durant les années 1980 – ce qui était perçu comme acceptable afin de refouler l’influence de l’URSS. (…) Nos services spéciaux sont ainsi devenus de plus en plus dépendants des financements saoudiens. En effet, s’ils souhaitaient éviter la supervision parlementaire, et donc intensifier leurs operations clandestines les plus complexes et sensibles, ils sollicitaient leurs partenaires du Golfe. »
Pour comprendre ce mode opératoire, il faut remonter à la période 1976-1981, lorsque le directeur du SDECE Alexandre de Marenches cosupervisa le « Safari Club » avec ses homologues marocains, iraniens, tunisiens, égyptiens et saoudiens – ces derniers y jouant un rôle central. Il s’agissait d’un réseau occulte de renseignement et d’action clandestine mis en place sous l’impulsion du comte De Marenches. Farouchement anticommuniste, ce dernier souhaitait compenser les réformes post-Watergate qui empêchaient la CIA de mener ses guerres secrètes antisoviétiques. Selon Michel Roussin, le directeur de cabinet d’Alexandre de Marenches au SDECE, le Safari Club permettait également aux services extérieurs français d’opérer en masquant leur implication grâce à leurs alliés. En 2016, le New York Times décrivit le Safari Club comme le réseau à l’origine de la relation fusionnelle entre la CIA et ses alliés saoudiens, qui cofinanceront plusieurs opérations de l’Agence afin de limiter la supervision du Congrès américain (Angola, Nicaragua, Afghanistan et Syrie). En effet, les législateurs de Capitol Hill ne peuvent exercer leur contrôle sur les fonds étrangers qui ont cofinancé les opérations de l’Agence.
Comme Gareth Porter l’a résumé, « les achats d’armements [américains] par les Saoud, et leur financement de toute action clandestine que la CIA souhaite dissimuler au Congrès ont été, depuis longtemps, les principales sources de bénéfices pour ces puissants réseaux et leurs responsables. » Il en conclue que « la leçon de [Timber Sycamore] est claire : il existe une alliance nocive entre d’influentes bureaucraties de la sécurité nationale et leurs alliés moyen-orientaux, avec qui elles entretiennent des relations mutuellement profitables. Ce noyau dur exerce de fortes pressions sur la Maison-Blanche afin qu’elle autorise des actions qui menacent les intérêts fondamentaux du peuple américain, et qui renforcent notamment des groupes terroristes. La seule manière de renverser cette situation est d’attirer l’attention de l’opinion publique vers cette alliance d’intérêts toxiques, qui est aujourd’hui en roue libre. » Dans ce contexte, Obama fut absorbé sans enthousiasme dans une guerre secrète en Syrie qui fut en tous points catastrophique. Hélas, le caractère clandestin de cette opération lui a permis d’alimenter le mythe de son « inaction », et d’éviter que son équipe et lui-même n’aient à rendre de comptes pour cette désastreuse politique. Face aux dangers induits par ces actions clandestines, qui déresponsabilisent leurs commanditaires, le Congrès a certes un rôle plus important à jouer – comme le permet déjà la loi. Mais à l’aune des éléments que nous venons d’exposer, il faudrait surtout interdire à la CIA d’utiliser des financements et des alliés étrangers pour mener ses opérations.
Maxime Chaix