Dans la couverture de l’actualité internationale, la Syrie a quasiment disparu de nos écrans. Or, dans cette nation ravagée par la guerre, l’effondrement de l’économie libanaise, l’embargo russe sur ses exportations de céréales, la domination kurde sur les principales zones agricoles de ce pays et les sanctions sectorielles américaines engendrent l’insécurité alimentaire pour 9,3 millions de Syriens. À Washington, cette guerre économique est conditionnée par l’illusion qu’Assad acceptera des concessions majeures, y compris de quitter le pouvoir. Alors qu’il est peu probable qu’une présidence Biden allège ce régime de sanctions – qui frappe avant tout la population locale –, Washington cherche à se venger de son échec à renverser Assad en punissant collectivement les Syriens. Établissant un parallèle avec l’embargo qui a durement affecté les Irakiens à partir de la guerre du Golfe, une journaliste nous explique en détail pourquoi cette stratégie pousse le peuple de Syrie vers la famine. Vu l’indifférence médiatique sur cette question, nous avons traduit son article afin de vous alerter sur les conséquences de cette vaste guerre économique, imposée aux millions de civils que les faucons de Washington prétendent vouloir sauver depuis 2011.
« La Syrie d’Assad s’enfonce dans la famine comme l’Irak de Saddam »
Texte original par Anchal Vohra (Foreign Policy, 2 décembre 2020)
Traduction exclusive par Maxime Chaix
Aujourd’hui âgé de 30 ans, Ayman a fui Damas pour Beyrouth au début de la guerre civile syrienne. Plus tôt cette année, alors que l’économie libanaise s’effondrait et qu’il avait de plus en plus de mal à trouver du travail, le conflit dans son pays semblait s’apaiser. Il téléphona donc à plusieurs de ses amis, qui vivaient tous dans des territoires contrôlés par le régime, afin de leur demander s’il était temps de rentrer. Leur réponse fut sans équivoque. « Ils m’ont dit : “Où que tu soies, restes-y. Il n’y a même pas assez à manger ici” », a déclaré Ayman, sous couvert d’anonymat pour des raisons de sécurité.
Au cours de cette guerre civile de neuf ans, les infrastructures de Syrie ont été massivement détruites par les bombardements aveugles du régime et de ses alliés russes, ainsi que par les combats de première ligne. La production alimentaire, électrique et celle d’autres industries ont été abandonnées. L’économie syrienne, qui est liée à celle du Liban, a été entravée pendant un certain temps. Or, en début d’année, alors que la politique monétaire libanaise s’effondrait et que des contrôles de capitaux étaient imposés pour éviter une ruée sur les banques, des milliards de dollars de dépôts d’entreprises syriennes furent également bloqués. Le Président Bachar el-Assad affirme que les banques libanaises détiennent au moins 20 milliards de dollars de revenus syriens ce qui, s’ils étaient accessibles, résoudrait [selon lui] la crise économique de son pays. Les devises des voisins du Liban ont chuté simultanément alors qu’en Syrie, les prix des produits de base montaient en flèche – une hausse de plus de 200%. La vie est devenue difficile pour les Libanais, mais encore plus dure pour les Syriens dans un pays ravagé par la guerre.
Des images de centaines d’entre eux stationnés pendant des heures devant les stations-service ou faisant la queue devant les boulangeries pour acheter du pain subventionné ont inondé les réseaux sociaux. Les résidents se sont plaints de la pire crise alimentaire et énergétique de l’histoire de leur pays. « Les coupures de courant rendent presque impossible le fonctionnement des entreprises », a déclaré l’un des amis d’Ayman. « Le carburant est trop cher pour faire fonctionner les générateurs. »
Selon le Programme alimentaire mondial, 9,3 millions de Syriens ne savent pas d’où proviendra leur prochain repas, soit une augmentation d’environ 1,4 million de personnes au cours des six premiers mois de l’année. Grenier du pays, le Nord-Est est sous le contrôle des alliés kurdes des États-Unis, les Forces Démocratiques Syriennes, qui n’ont pas encore conclu d’accord avec le régime sur l’approvisionnement en céréales. Autrefois exportatrice de blé, la Syrie était devenue en partie dépendante de la Russie dans ce domaine. Or, même cette aide s’est tarie lorsque Moscou a réduit les ventes de farine à l’étranger pour maintenir ses propres réserves, et ce du fait des incertitudes liées à la pandémie. En outre, les sanctions américaines sur le pétrole et le gaz signifiaient que seul le brut iranien approvisionnait la Syrie. Le manque de cette ressource de base a eu un effet d’entraînement sur les secteurs de l’agriculture et de l’énergie, affectant aussi les entreprises locales.
Plus de 80% des Syriens vivent désormais sous le seuil de pauvreté. Le désespoir de joindre les deux bouts a provoqué une augmentation concomitante de la criminalité. Les gangs qui font de la contrebande, notamment d’armes et de drogues, ainsi que les kidnappeurs exigeant des rançons se déchaînent dans plusieurs régions du pays.
Bien que tout cela soit profondément lié à des décennies de corruption, de mauvaise gestion et de pulvérisation brutale des territoires tenus par les rebelles, certains observateurs estiment que ces crises sont également le résultat des sanctions sectorielles américaines.
Ils opèrent donc une comparaison troublante : les sanctions seront-elles aussi cruelles et destructrices en Syrie qu’elles ne l’étaient en Irak il y a deux décennies ? Ces chiffres sont contestés mais, selon une étude [de l’UNICEF], un demi-million d’enfants seraient morts en Irak à la suite des sanctions américaines. Or, Saddam Hussein a maintenu sa dictature malgré cet embargo, et une telle politique n’a pas permis de l’évincer du pouvoir. En effet, les États-Unis ont dû le renverser par la force après des années de souffrance subies par sa population.
Imposées cette année, les sanctions César – du nom du transfuge (…) qui a fui son pays avec des preuves du meurtre de milliers de ses concitoyens dans les prisons d’État –, ont également pour but d’obliger le régime à changer son comportement envers son peuple, c’est-à-dire d’être moins « meurtrier » et plus accommodant. D’importants diplomates occidentaux nous ont déclaré à plusieurs reprises que les sanctions sont leur dernier levier pour contraindre Assad à libérer les prisonniers politiques, à garantir le retour des réfugiés en toute sécurité, et à accepter un processus de réconciliation politique qui – s’il est mené sincèrement –, aboutirait à son départ. Ils insistent sur le fait que financer la reconstruction de ce pays, y compris les centrales électriques et les systèmes d’irrigation nécessaires à la sécurité alimentaire et à la vie courante des Syriens, finira par renforcer l’oppression du régime. Ils affirment qu’ils n’ont aucune intention de laisser Assad l’emporter, du moins pas tant qu’il refuse de faire d’importantes concessions. Par ailleurs, l’Occident craint qu’il puisse tout simplement siphonner les fonds de la reconstruction, comme il l’aurait fait avec une grande partie de l’aide humanitaire déjà envoyée pour les personnes touchées par la guerre.
Mais d’aucuns estiment que les sanctions ne peuvent pousser un incorrigible dictateur à réformer, et qu’elles ne font que punir le peuple syrien. Ils estiment que la population locale supporte le poids des sanctions – comme en Irak auparavant –, tandis qu’Assad et ses acolytes sont à l’abri des pénuries de nourriture et de carburant. Ils affirment qu’il est naïf, pour les États-Unis, de s’attendre à ce que le Président syrien cherche à inculper les criminels de guerre locaux, car on ne peut guère imaginer qu’il se mette lui-même en accusation. Leur argument central est que Washington doit renverser sa politique de pression maximale, et instituer des dérogations progressives sur les sanctions en échange d’exigences plus pragmatiques.
Responsable de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à la Fondation Heinrich Böll, Bente Scheller a déclaré qu’elle n’était pas opposée aux sanctions ciblées contre Assad et ses soutiens, mais que les mesures sectorielles américaines avaient un impact négatif sur les gens ordinaires. « “Ces sanctions sont basées sur une logique de pression maximale”, a-t-elle déclaré. “C’est pourquoi elles intègrent des mesures sectorielles, alors qu’elles listent secondairement les individus. Les sanctions [de l’Union européenne] ont été largement ciblées : elles consistent en des interdictions de voyager pour les fonctionnaires du régime et leurs alliés, et ce en fonction de leur rôle respectif dans les violations des droits de l’Homme. Les sanctions sectorielles, comme celles qui visent les banques syriennes, limitent la capacité du régime à importer des marchandises. Si les biens médicaux et humanitaires sont clairement exemptés [dans la loi César], la société civile syrienne a cependant souligné que le phénomène de surconformité affectait également ce secteur.” »
Spécialiste de la Syrie à la Swedish Defence Research Agency, Aron Lund a déclaré que les sanctions américaines et européennes s’accompagnaient d’exemptions pour les activités humanitaires et le commerce civil légitime. Or, il souligne également que les entreprises ont tendance à craindre de s’impliquer dans un pays sous sanctions, simplement parce qu’il est trop compliqué de comprendre les règles en vigueur, et qu’elles ne veulent pas prendre de risques. « Les entreprises évitent même les échanges autorisés, simplement pour éviter les risques et les tracas juridiques », a-t-il déclaré. « Lorsque les banques internationales ou les compagnies maritimes décident que la “navigation” dans le système de sanctions ne vaut tout simplement pas la peine, cela rend les importations difficiles et coûteuses dans tous les domaines. »
Zahraa Matr est une femme de 55 ans, qui est surnommée « Zahraa Dollars » en Irak. Au plus fort des sanctions, elle a fait passer des dollars en contrebande à l’intérieur du pays, et elle se souvient des moments difficiles : « Pendant les années d’embargo, les enfants ont commencé à mourir à cause du manque de médicaments et de fournitures médicales dans les hôpitaux », a-t-elle déclaré. « Les gens vendaient leurs biens tels que les meubles, le métal – tout ce qu’ils pouvaient vendre pour survivre. »
En Syrie, même les citoyens anti-Assad commencent à dire que les sanctions sectorielles dans les secteurs du pétrole, du gaz et de la construction font plus de mal au peuple qu’au régime. Vivant à Qouneitra, dans le Sud de la Syrie, Abu Mishal a 29 ans et il est père de trois enfants. Sachant qu’il a rarement les moyens d’acheter du diesel, il brûle des ordures, du plastique et du fumier pour garder sa famille au chaud. « Les sanctions ont rendu les biens plus chers pour les Syriens ordinaires. Je ne pense pas que les responsables du régime syrien et leurs familles vont dormir dans la faim et le froid », a déclaré Abu Mishal. « À mon avis, le régime et sa mafia ont également utilisé les sanctions comme excuse pour augmenter les prix et exploiter de plus en plus les pauvres. »
Face à un Bachar el-Assad obstiné et intransigeant, les États-Unis sont confrontés à une impossible équation. Pour le renverser, l’ancien Président Barack Obama n’a pas lancé de guerre [directe] à la manière de l’Irak, ce qui aurait durablement engagé les États-Unis dans un autre pays. La question syrienne reste néanmoins sans solution. Neuf ans plus tard, le vainqueur de l’élection américaine et ancien Vice-président d’Obama Joe Biden est confronté à un défi différent : comment arrêter la famine en Syrie et aider les gens à ressusciter leur vie sans qu’Assad n’en tire profit. Les sentiments de culpabilité de ses anciens collègues de l’administration Obama, qui ont vu [sic] la guerre syrienne sombrer dans le chaos, devraient le poussent à s’y intéresser davantage. Le niveau de la Syrie dans la liste des priorités du nouveau Président est une autre question.
Texte original par Anchal Vohra
Traduction exclusive par Maxime Chaix