Alors que Michèle Flournoy était pressentie pour diriger le Pentagone, Joe Biden a finalement nommé le général Lloyd Austin à ce poste clé. Sans surprise, la plupart de nos confrères observent qu’il pourrait devenir le premier secrétaire à la Défense afro-américain. En ce qui nous concerne, nous préférons nous concentrer sur son bilan à la tête du CENTCOM, soit le commandement du Pentagone chargé des opérations militaires américaines au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Asie du Sud – dont il fut le responsable entre mars 2013 et mars 2016. Durant cette période, Lloyd Austin fut chargé de soutenir la première année de la désastreuse campagne yéménite de la « coalition arabe ». Il s’avère également qu’entre 2014 et 2015, Daech montait en puissance malgré l’opération Inherent Resolve qu’il supervisait contre cette organisation. Comme nous allons le constater, le bilan de Lloyd Austin au CENTCOM ne plaide pas en sa faveur, même s’il nous paraît moins dangereux que la très belliciste Michèle Flournoy. Mais avant de l’expliquer, nous verrons pourquoi sa confirmation au Sénat n’est pas garantie.
Sous la présidence Trump, l’on a pu observer deux tendances lourdes dans la nomination de ses hauts responsables du Pentagone, soit le fait qu’il choisisse d’anciens haut gradés et/ou des lobbyistes de l’industrie de l’armement. Sélectionné en tant que futur secrétaire à la Défense par Joe Biden, le général Lloyd Austin coche ces deux cases. Son profil s’avère donc problématique, sachant qu’il travaille pour le fabricant d’armes Raytheon, et qu’il n’est pas garanti que le Congrès confirme sa nomination du fait de son passé militaire. Comme l’ont observé nos confrères de Foreign Policy, « sa gestion du retrait des troupes déployées en Irak pourrait être utile alors que les Américains se lassent des “guerres éternelles”. » Néanmoins, sa nomination à la tête du Pentagone représente « un défi pour la séparation [décisionnelle] entre les civils et les militaires. Écrivant dans le New York Times, l’ancien conseiller de Biden Jim Golby déconseille vivement de choisir Austin à ce poste. “Même si un général à la retraite comme M. Mattis était la bonne personne pour l’ère Trump, cette époque est révolue”, écrit-il. “Une dispense législative accordée à un moment exceptionnel ne devrait pas devenir la nouvelle norme.” » Manifestement, cette tendance initiée sous Donald Trump pourrait se pérenniser en cas de confirmation de Lloyd Austin à la tête du Pentagone. Or, comme nous allons le constater, ses états de service à la tête du CENTCOM ne plaident pas en sa faveur.
Sous Lloyd Austin, le CENTCOM a aidé la « coalition arabe » à dévaster le Yémen
Selon Foreign Policy, « un autre obstacle majeur, en particulier du point de vue de l’aile progressiste du Parti Démocrate, est la carrière post-militaire d’Austin. En effet, il siège au conseil d’administration du fabricant d’armes Raytheon depuis qu’il a quitté l’armée [en mars 2016]. La société a récemment profité des ventes d’armes à l’Arabie saoudite, et devrait nouer un accord de 23 milliards de dollars avec les Émirats Arabes Unis, s’il résiste à l’examen du Congrès. » Or, ces deux pays sont les principaux acteurs de la désastreuse offensive de la « coalition arabe » lancée en mars 2015, alors que Lloyd Austin dirigeait le CENTCOM. À ce titre, il supervisa l’aide décisive du Pentagone en faveur de cette campagne, sachant que l’armée américaine est présente aux côtés des Britanniques dans la salle d’opération où cette guerre est planifiée. Dans ce cadre, les officiers du CENTCOM aident notamment l’Arabie saoudite à choisir ses objectifs, parmi lesquels ont figuré des mariages, des funérailles, des hôpitaux et des stations d’épuration. Comme l’avaient souligné nos confrères de Disclose.ngo l’année dernière, les Saoudiens ont mené une véritable « stratégie de la famine » pour faire plier les rebelles houthis, mais sans succès puisque ces derniers risquent désormais de gagner cette guerre.
D’après le Cambridge Day, ces frappes massives coplanifiées par le CENTCOM ont entraîné « des flambées de maladies évitables, notamment la dengue, la diphtérie, les oreillons et le choléra. (…) Une étude de l’ONU estime que plus de 230 000 Yéménites auront péri d’ici la fin de l’année 2020. » Or, Raytheon, qui emploie actuellement Lloyd Austin, est un fournisseur clé des armées saoudiennes et émiraties dans ce conflit, qui commettent des crimes de guerre majeurs. Dans cette offensive, le CENTCOM dirigé par Austin a également assuré le ravitaillement en vol des avions de la « coalition arabe », et sa participation à la lutte contre les rebelles houthis a eu comme conséquence de favoriser l’essor d’al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), et ce dès les premiers stades de cette opération.
Comme l’a souligné le consultant Michael Horton en avril 2015, dans une prise de position qui reflétait les frustrations d’officiers du CENTCOM et du SOCOM, « “nous avons eu une excellente occasion de dialoguer avec les Houthis [au] sujet [de la lutte contre AQPA], mais nous avons cédé face aux Saoudiens.” (…) “[Le Sénateur John McCain] s’est plaint que nous étions l’armée de l’air des Iraniens en Irak. Eh bien, devinez quoi ? Maintenant, nous sommes la force aérienne d’al-Qaïda au Yémen. » Cette évaluation fut définitivement confirmée en août 2018, lorsque des sources du Pentagone ont reconnu « que la majeure partie des actions entreprises par les États-Unis au Yémen [avaient aidé] AQPA, ce qui provoque beaucoup d’inquiétude en interne (…) Néanmoins, le fait de soutenir les Émirats et l’Arabie saoudite contre ce que les États-Unis perçoivent comme l’expansionnisme iranien est prioritaire vis-à-vis du combat contre AQPA, et même de la stabilisation du Yémen. » En parallèle, la volonté américaine de renverser Assad a conduit le CENTCOM dirigé par Lloyd Austin a mener des frappes limitées contre Daech en Irak et en Syrie, mais en affirmant le contraire.
Sous Lloyd Austin, le CENTCOM a « endigué » Daech pour faire pression sur Assad
Durant l’été 2014, le Président Obama lança l’opération Inherent Resolve. Commandée par Lloyd Austin dans le cadre du CENTCOM, et mobilisant une soixantaine de pays, dont la France, cette campagne avait comme objectif officiel de « dégrader et [de] finalement détruire » Daech. Or, il s’est avéré qu’un an plus tard, cette organisation continuait de monter en puissance, et menaçait ainsi de prendre prendre Damas. Comme l’a souligné John Schindler en septembre 2015, « la plupart des spécialistes des questions de sécurité s’accordent à dire que l’État Islamique gagne la guerre sur le terrain, en partie car [le CENTCOM et ses alliés] le bombardent trop peu et trop prudemment dans leur offensive aérienne. Rien n’indique que les puissances occidentales (…) soient sur le point d’infliger des revers décisifs à Daech. En parallèle, nos partenaires irakiens – qui jouent le rôle de l’enclume pour le marteau aérien des États-Unis [et de leurs alliés] –, se sentent de plus en plus délaissés par Obama. »
En juin 2015, le chercheur Philippe Gros expliqua que cette opération consistait à endiguer Daech, et non à le détruire, sachant notamment que « l’administration Obama [retenait] ses coups en Syrie lorsqu’ils [pouvaient] être assimilés à un soutien aux forces de Damas, comme à Palmyre. » Dès lors, « l’essentiel des cibles [du CENTCOM et de ses alliés était] tactique : unités et positions de combat, matériels, infrastructures de commandement tactique et de soutien de Daech. Il [existait] donc probablement assez peu de missions de frappe à temps. » Dans cette même analyse, Philippe Gros considérait que les statistiques du Pentagone étaient « assez crédibles ». Trois mois après la publication de son article, une cinquantaine d’analystes du CENTCOM se sont « plaints de voir leurs rapports réécrits et enjolivés par leurs supérieurs ». Ces experts déploraient une ambiance de travail « stalinienne », subissant de fortes pressions hiérarchiques pour qu’ils exagèrent l’efficacité d’Inherent Resolve. Ce scandale déclencha une investigation au Pentagone, dont les auteurs ont conclu qu’il n’y avait pas eu de falsifications, alors que les enquêteurs du Congrès estimaient le contraire.
Ce trucage manifeste des renseignements est compréhensible car, selon les chiffres publiés par le CENTCOM à la fin du mois de février 2017, cette opération avait impliqué 141 575 sorties aériennes en 935 jours pour un total de 18 666 frappes, soit seulement 13 % de missions offensives – une moyenne d’environ 20 attaques quotidiennes sur un territoire vaste comme le Royaume-Uni. Comparé aux campagnes de bombardements menées par le Pentagone depuis la guerre du Golfe de 1991, cette proportion de frappes était particulièrement faible. En juillet 2016, alors que Lloyd Austin avait quitté le Pentagone cinq mois plus tôt, le spécialiste Michel Goya souligna que « les moyens aériens sont faits pour affaiblir un adversaire ou le contraindre à négocier, ce qui n’[était] pas le cas avec Daech. »
La faiblesse de cet engagement américain fut notamment confirmée par Philippe Errera lorsqu’il dirigeait la DGRIS, qui dépend du Ministère français de la Défense. Devant la commission d’enquête parlementaire sur les attentats du 13-Novembre, il souligna le manque de mobilisation du Pentagone contre Daech « pendant une bonne partie de l’année 2014, voire de l’année 2015 (…) Or, il nous semblait que, si un tel effort était important, d’autant plus que le gouvernement de ce pays menait des opérations au sol, l’action des États-Unis, au titre de la coalition ou non, devait être plus ambitieuse en Syrie – le Président de la République ainsi que Jean-Yves Le Drian ont insisté auprès d’eux en ce sens –, et que nous devions aller plus loin dans le type d’objectifs visés, par exemple les infrastructures pétrolières » de Daech. Ces demandes furent satisfaites en décembre 2015, lorsque le Pentagone et ses alliés français et britanniques commencèrent tardivement à frapper le réseau pétrolier de cette organisation.
Trois mois plus tôt, le Financial Times expliqua que le « califat » d’al-Baghdadi « avait élargi son emprise et ses opérations sur les infrastructures critiques de Syrie [depuis l’été 2014], dont cinq nouvelles raffineries pétrolières ». Or, durant cette période, l’administration Obama observait cette montée en puissance de l’« État Islamique », estimant que Damas était menacée par cette organisation, et qu’Assad se déciderait donc à négocier son départ. Non anticipée par les analystes du Pentagone, l’intervention russe de septembre 2015 déjouera cette stratégie, « contraignant Washington à abandonner son projet de renverser le gouvernement syrien au profit de la lutte contre Daech », comme nous le résume le spécialiste de la Syrie Joshua Landis. Or, ce revirement stratégique a eu du mal à se mettre en place sur le terrain.
En septembre 2015, lors d’un témoignage devant le Sénat, Lloyd Austin dut admettre l’échec cuisant du programme de soutien des « rebelles modérés » anti-Daech, pour lequel le Pentagone disposait de 500 millions de dollars depuis septembre 2014. À cette occasion, il révéla que seulement 4 ou 5 miliciens parmi la soixantaine de combattants étaient encore actifs dans ce conflit. Le mois suivant, après l’annulation de ce programme, le CENTCOM commença à soutenir les Forces Démocratiques Syriennes commandées par les kurdes. Or, l’année d’après, ces derniers se mirent à combattre les factions anti-Assad appuyées par la CIA, illustrant à quel point les États-Unis avaient perdu le contrôle de leur politique étrangère en Syrie. Dans ce contexte, Lloyd Austin quitta le Pentagone et rejoignit Raytheon cette même année, étant récompensé pour ses opérations désastreuses au Moyen-Orient – en particulier au Yémen. Espérons malgré tout qu’il ait appris de ses erreurs, et que sa relation de confiance avec Joe Biden leur permettra de faire les bons choix, du moins si le Sénat accepte sa nomination.
Maxime Chaix