En exclusivité pour nos abonnés, nous vous présentons notre traduction d’un long et passionnant article de l’universitaire, spécialiste en géopolitique et ancien diplomate canadien Peter Dale Scott, qu’il a coécrit avec le professeur d’Histoire Aaron Good. Dans cette analyse, ces deux experts reviennent sur les zones d’ombre qui entourent l’assassinat d’Ahmed Shah Massoud le 9 septembre 2001. L’on y apprend notamment que le rôle de trois commanditaires clés de ce crime a été effacé du débat public par la justice et les médias américains, au profit d’une version de cet attentat contre Massoud basée sur des preuves douteuses et contradictoires. Essentiellement, Peter Dale Scott et Aaron Good reviennent sur la planification qui prévoyait l’invasion de l’Afghanistan par les forces du Pentagone, et qui fut validée les 4 et 10 septembre 2001 par l’administration Bush. En effet, cette dernière envisageait de frapper les Talibans depuis juillet 2001, en réponse à l’échec des négociations entre cette milice islamiste, le Pakistan et Washington – qui portaient notamment sur un projet de gazoduc de la firme californienne Unocal. Sachant que Massoud s’opposait farouchement à toute intervention militaire américaine en Afghanistan, cet obstacle fut levé grâce à son assassinat par al-Qaïda – dont deux des principaux commanditaires étaient sous écoute du FBI depuis avril 1999. Plongée dans les eaux troubles du « Grand Jeu » d’Asie centrale.
« Les zones d’ombre autour de l’assassinat du commandant Massoud »
Texte original par Peter Dale Scott et Aaron Good (CovertActionMagazine.com, 9 décembre 2001
Traduction exclusive par Maxime Chaix
Avant propos des auteurs : Avec l’aide d’Aaron Good, Peter Dale Scott nous offre de nouvelles clés de compréhension sur l’assassinat d’Ahmed Shah Massoud, il y a deux décennies. Il y explique pourquoi il identifie son meurtre non seulement comme le feu vert pour les attentats du 11-Septembre, mais aussi pour les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, qui avaient été planifiées par l’équipe Bush/Cheney bien avant ces attaques de Ben Laden. L’argumentaire qui suit est organisé autour de cinq développements historiques marquants qui ont précédé le 11-Septembre : 1) la pénétration progressive de la puissance militaire, politique et économique américaine en Asie centrale après la dissolution de l’Union soviétique ; 2) la rédaction, à New York et à Londres, de la lettre de présentation utilisée par les assassins du chef de guerre anti-Taliban Ahmed Shah Massoud pour le tuer le 9 septembre 2001 ; 3) la connaissance de cette lettre par le gouvernement américain ; 4) l’opposition de Massoud à une invasion américaine de l’Afghanistan ; 5) la planification de la Maison-Blanche pour une intervention militaire dans ce pays le 10 septembre 2001, soit le lendemain du meurtre de Massoud et la veille du 11-Septembre.
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Derrière les intrigues secrètes et complexes de Washington sur le continent asiatique durant la décennie précédant le 11-Septembre, rappelons deux faits majeurs incontestés. Le premier est que l’Asie centrale présentait alors un grand intérêt pour les États-Unis, et ce en raison des réserves de pétrole présumées massives mais non prouvées dans cette région. Le deuxième fait est que les approches américaines dans cette zone avaient été « cloisonnées », d’après une évaluation du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld confirmée ensuite par la Commission d’enquête sur le 11-Septembre. [1] En d’autres termes, avant ces attentats, les agences du gouvernement américain menaient dans cette région des politiques divergentes, basées sur des renseignements compartimentés qu’ils refusaient de partager.
Ces cloisonnements ont engendré des attitudes américaines contradictoires à l’égard d’Ahmed Shah Massoud, le chef de file de la résistance anti-Taliban. Massoud était le chef de l’Alliance du Nord, basée dans la partie nord de l’Hindou Kouch afghan. Surnommé le « lion du Panjshir » pour son talent de guérillero, ce Tadjik a reçu le soutien de la CIA à partir des années 1980 lorsqu’il a combattu l’occupation soviétique. [2] Son assassinat par des terroristes maghrébins le 9 septembre 2001 fut un événement clé avant les attentats du 11-Septembre, et une importante condition préalable à l’invasion de l’Afghanistan par les États-Unis et l’OTAN en octobre 2001.
Précisons que ce scénario restera une hypothèse, à moins et jusqu’à ce que des éléments de preuve majeurs soient déclassifiés. Le premier d’entre eux serait l’histoire documentaire de la Directive Présidentielle de Sécurité Nationale 9 (NSPD-9), soit les archives de la planification de Bill Clinton et de George W. Bush pour organiser des opérations en Afghanistan.
À l’origine, il s’agissait de projets – y compris un « Plan pol[itico]-mil[itaire] » –, contre Ben Laden et al-Qaïda en Afghanistan. Mais lorsqu’elle fut distribuée en interne le 25 octobre 2001, la NSPD-9 portait le titre « Vaincre la menace terroriste contre les États-Unis », ne se limitant pas à ce pays et à cette organisation islamiste.
En janvier 2001, le coordinateur de l’antiterrorisme de Bill Clinton, Richard Clarke, discuta de ces plans avec la nouvelle conseillère à la Sécurité nationale, Condoleezza Rice, et son adjoint, Stephen Hadley. Or, malgré les mises en garde de Clarke sur l’aspect urgent de cette planification, rien n’a été validé avant le 4 septembre 2001, date à laquelle une réunion de la Maison-Blanche approuva le principe d’un plan de la NSPD-9.
Une deuxième réunion s’est déroulée le 10 septembre 2001, et elle se concentra sur les détails des planifications politiques et militaires en Afghanistan. Bien entendu, cette dernière rencontre eut lieu la veille du 11-Septembre. Plus important encore, elle fut organisée le lendemain de l’assassinat de Massoud, une condition préalable essentielle aux actions militaires que l’administration de George W. Bush adopta par la suite.
L’invasion américaine de l’Afghanistan dépendait du meurtre de Massoud
Élaborés dès juillet 2001, les plans du cabinet Bush pour envahir un Afghanistan enclavé dépendaient de l’utilisation du territoire de Massoud comme base arrière dans l’impénétrable vallée du Panjshir, la seule région afghane jamais envahie par les Taliban. Ils nécessitaient également l’utilisation du territoire de l’allié régional des États-Unis, le Pakistan. Or, ce pays et Massoud étaient de farouches ennemis. Essentiellement et surtout, bien que Massoud accueillait positivement le soutien militaire américain, il était farouchement opposé à l’idée d’une invasion menée par l’armée des États-Unis.
En outre, Massoud s’était opposé à un projet de gazoduc promu par l’Union Oil Company of California (Unocal) qui aurait contourné les adversaires de Washington, soit la Russie et l’Iran. Infligeant un revers aux États-Unis, Massoud avait signé un accord d’un million de dollars avec le rival argentin d’Unocal. [3]
Selon le journaliste Steve Coll, les responsables de la CIA ont cherché à élargir le soutien clandestin en faveur de Massoud, qui recevait mensuellement jusqu’à 200 000 dollars de la part de l’Agence. Au final, la CIA ne put remplir cet objectif à cause des obstructions du Département d’État et de hauts fonctionnaires de l’Exécutif, qui estimaient pouvoir forger des relations diplomatiques normales avec les Taliban, et qui ne voulaient pas s’aliéner le gouvernement pakistanais. [4]
Dans ces batailles bureaucratiques, Richard Clarke était celui qui souhaitait que les États-Unis s’allient à Massoud. [5] Après les attentats contre les Tours jumelles, la CIA livra une valise de 5 millions de dollars le 26 septembre au siège de l’Alliance du Nord de Mohammed Fahim, le successeur de Massoud. Située dans la vallée reculée du Panjshir, dans le Nord-Est de l’Afghanistan, au milieu d’un terrain montagneux escarpé qui la rendait presque invulnérable aux attaques, cette base est devenue le point d’entrée initial des troupes américaines lors de leur invasion de l’Afghanistan en octobre 2001.
Or, contrairement aux souhaits de Richard Clarke, seulement 1,7 million de dollars sur les 5 millions livrés au QG de feu Massoud étaient destinés à soutenir son successeur. Le reste était désormais utilisé non pas pour renforcer l’Alliance du Nord, mais pour la démanteler. L’intention américaine n’était plus d’appuyer une coalition, mais de prendre le commandement des opérations.
Avec le départ de Massoud, d’autres équipes de la CIA distribuèrent ces fonds à différents seigneurs de guerre, incluant ses alliés préférés tels que le chef de guerre Abdul Rashid Dostum, un client et citoyen de l’Ouzbékistan qui se fit connaître en étouffant des prisonniers talibans dans un conteneur. Parmi les bénéficiaires de cette aide, l’on peut aussi compter le favori de l’Arabie saoudite Abdul Rasul Sayyaf, un islamiste radical qui, ironiquement, avait invité Oussama ben Laden à se réfugier en Afghanistan. [6]
Cette rupture permit aux Américains d’éviter de soutenir une campagne militaire indigène contre les Taliban. Au contraire, elle amena des seigneurs de guerre distincts de l’Alliance du Nord, qui avaient chacun un passé tumultueux, à appuyer l’intervention américaine. [7] Selon le rapport de la Commission d’enquête sur le 11-Septembre, le Président Bush avait soutenu le déploiement de troupes au sol en Afghanistan dès son entrée en fonction, affirmant à Condoleezza Rice qu’il était « fatigué de frapper les mouches » et de « jouer en défense », souhaitant plutôt « mener l’offensive [et] le combat contre les terroristes ». [8]
Du vivant de Massoud, ce scénario n’aurait jamais pu être mis en œuvre en Afghanistan. Certes, il était toujours avide de liquidités et de matériel militaire en provenance des États-Unis. Or, selon trois sources occidentales qui l’ont interviewé, dont l’ancien ambassadeur Peter Tomsen, le farouche nationaliste qu’était Massoud s’opposait totalement à l’introduction, sur le sol afghan, d’un nombre important de soldats américains. [9]
À l’aune de cette opposition du « lion du Panshjir » à un tel déploiement, la question suivante est essentielle : une campagne militaire américaine en Afghanistan était-elle déjà approuvée lors des réunions de planification de la NSPD-9 des 4 et 10 septembre 2001 ? Les comptes-rendus de ces réunions sont toujours classifiés, et les informations à leur sujet sont contradictoires.
Les États-Unis et les préparatifs du meurtre de Massoud
Une autre question importante est de savoir si l’assassinat de Massoud était lié aux attentats du 11-Septembre. Si la réponse est affirmative, alors un employé des postes de New York nommé Ahmed Abdel Sattar est une figure clé d’un plus vaste plan. [10] Sattar n’a pas d’entrée Wikipédia, mais il mériterait d’en avoir une. Avec Yassir al-Sirri, un terroriste égyptien réfugié à Londres, il rédigea par téléphone la lettre de présentation utilisée par les assassins de Massoud qui, en se faisant passer pour des journalistes grâce à cette missive, accédèrent à son QG fortement sécurisé dans le Panjshir.
Al-Sirri était un terroriste international de premier plan, déjà condamné à mort par le dirigeant égyptien Hosni Moubarak pour une tentative d’assassinat en 1994, qui tua une écolière. Sattar, en revanche, était un discret postier américain. Or, il fut un intermédiaire central entre le mouvement terroriste islamique mondial et un leader clé du réseau djihadiste international, le « cheikh aveugle » égyptien Omar Abdel-Rahman.
À partir de 1987, ce dernier avait reçu des visas pour les États-Unis, dont au moins un avait été délivré par un agent infiltré de la CIA travaillant à l’ambassade des États-Unis au Soudan. Manifestement, la CIA aidait Abdel-Rahman du fait de son implication dans le recrutement de moudjahidines, et ce bien qu’il dirigeait un groupe terroriste en Égypte. [11]
Comme l’a déclaré un expert de l’antiterrorisme et agent de terrain du FBI, « ce n’est pas un hasard si le cheikh a obtenu un visa et qu’il vit toujours dans [notre] pays. (…) Il est ici sous la bannière de la sécurité nationale, du Département d’État, de la NSA et de la CIA. » Cet agent du FBI souligna qu’Abdel-Rahman avait reçu un visa touristique, et finalement une carte verte, bien qu’il était fiché dans une liste antiterroriste du Département d’État, ce qui aurait dû lui interdire l’entrée aux États-Unis. Cet agent en conclut que le « cheikh aveugle » était intouchable. Concernant l’échec du FBI à enquêter sur l’implication d’Abdel-Rahman dans le meurtre du rabbin raciste Meir Kahane, qui fut perpétré en 1990, cet agent déclara n’avoir « jamais vu la théorie du loup solitaire préconisée [avec autant d’insistance] depuis [l’assassinat de] John F. Kennedy. » [12]
En 1987, Abdel-Rahman dirigeait le groupe islamiste égyptien al-Jama’a al-Islamiyya. Cette année-là, il s’envola pour l’Afghanistan et rejoignit le Makhtab-al-Khidimat, l’organisation basée au Pakistan qu’Oussama ben Laden avait aidé à financer et à diriger, et qui deviendra al-Qaïda l’année suivante. En 1990, il s’installa à New York et devint le chef spirituel d’un bureau local du Makhtab, le centre al-Kifah de Brooklyn. Depuis cette base arrière, il aida à superviser le recrutement, la formation et l’assistance des djihadistes pour qu’ils soient déployés en Afghanistan, où la CIA soutenait clandestinement les moudjahidines. [13]
Peu de temps après, la Bosnie devint l’une des principales zones d’intérêt pour al-Kifah. En 1993, ce centre dirigé par Abdel-Rahman installa une succursale à Zagreb, en Croatie, qui était financée et dirigée par le bureau de Brooklyn. Des dépliants pour le djihad en Bosnie furent distribués à Boston par une branche locale d’al-Kifah. [14] Le témoignage de Clement Rodney Hampton-El, qui était membre de ce réseau, suggère que les opérations du djihad bosniaque menées par le centre de Brooklyn étaient soutenues conjointement par l’Arabie saoudite et par des éléments de l’État de sécurité nationale américain. [15] Les djihadistes furent envoyés se battre au nom du régime islamiste d’Aliza Izetbegović, que les États-Unis appuyaient contre les Serbes dirigés par Slobodan Milošević, dont l’ambition était d’éviter l’éclatement de l’ancienne fédération socialiste yougoslave. [16]
En 1995, Abdel-Rahman fut reconnu coupable d’une série d’accusations découlant du premier attentat à la bombe de 1993 contre le World Trade Center. En 2001, il purgeait une peine d’emprisonnement à perpétuité dans une prison fédérale américaine pour son implication dans le projet terroriste contre les monuments historiques de New York. Depuis ce pénitencier, il continua de donner des ordres à la mouvance djihadiste en téléphonant à Sattar, dont une fatwa où il décrétait la légalité des braquages de banque et du meurtre des Juifs. Écoutant attentivement ces appels, le FBI apprit des détails sur les terroristes à l’étranger – en particulier en Égypte –, qu’il pouvait ensuite transmettre au Caire et à d’autres intéressés. [17]
Des éléments du gouvernement américain ont-ils pris connaissance d’un projet d’assassinat contre Massoud, mais sans réagir par la suite ? La réponse à cette question n’apparaît pas clairement dans le domaine public. Selon le New York Times, « un autre accusé, l’Égyptien basé à Londres Yassir al-Sirri, a été entendu [lors d’écoutes téléphoniques] s’entretenir avec M. Sattar au sujet de la rédaction d’une lettre de présentation. Ce document devait servir de couverture à deux hommes pour un possible usage en Afghanistan, d’après un responsable. [Sattar et al-Sirri] ont été écoutés alors qu’ils parlaient d’une lettre de présentation générale, et non d’un document qui désignait nommément M. Massoud. Toutefois, vu le contexte de cet échange, il apparaissait clairement que cette lettre servirait pour une mission secrète, très probablement en Afghanistan, ajouta ce responsable. M. Massoud fut assassiné par deux hommes se faisant passer pour des journalistes environ deux mois après la conversation entre M. Sattar et M. Sirri. » [18]
Cet article du Times amène le lecteur à croire que le gouvernement américain ne savait pas qui, en Afghanistan, était la cible de cette lettre. Cette hypothèse semble improbable. En effet, nos autorités savaient qu’à la fin de l’année 2000, al-Qaïda et les Taliban – tous deux liés à l’ISI, les services spéciaux pakistanais –, avaient conclu un accord pour éliminer Massoud, le principal ennemi du Pakistan. [19] À cette époque, le « lion du Panshjir », qui était « considéré comme le plus grand combattant de guérilla en Afghanistan », était le seul chef de la résistance « à combattre encore la milice talibane ». [20] Il n’existait donc pas d’autre cible aussi importante sur le territoire afghan. Soulignons d’ailleurs que, selon le Times, la date de l’appel téléphonique qui produisit cette lettre précédait d’« environ deux mois » le 11-Septembre, c’est-à-dire la mi-juillet. Plus tard, The New Republic rapporta pour la première fois que la NSPD-9 « avait une annexe datant de juillet », qui contenait « des plans d’urgence [pour] attaquer les Taliban ». [21]
Bien que différentes, les réponses des autorités judiciaires britanniques et américaines à cette lettre de présentation attestent de l’importance qu’elles lui ont accordée. En octobre 2001, les Britanniques arrêtèrent al-Sirri en relation avec le meurtre de Massoud, mais « inexplicablement, un juge britannique [l’]innocenta (…) de toutes les accusations et le relâcha, en le qualifiant de “bouc émissaire innocent”. » [22] Le 9 avril 2002, un mois avant l’article du Times à son sujet, les États-Unis inculpèrent al-Sirri, Sattar et Lynne Stewart, l’avocate de Brooklyn qui représentait le « cheikh aveugle » et qui lui aurait transmis des messages. Or, cet acte d’accusation n’évoque pas la lettre de présentation, qui n’a plus jamais été mentionnée dans la presse américaine. Au final, les accusés furent condamnés pour avoir « fourni sciemment un soutien matériel et des ressources » au groupe terroriste égyptien al-Jama’a al-Islamiyya. Pour leurs crimes, Stewart écopa de 28 mois de prison, et Sattar 28 ans. [23]
Ben Laden, plutôt que le « cheikh aveugle », fut parfois cité comme l’instigateur de l’assassinat de Massoud. Cette conclusion se base sur des fichiers qui proviendraient d’un ordinateur d’al-Qaïda – un appareil qui aurait été acheté par des journalistes du Wall Street Journal à Kaboul durant l’hiver 2001. [24] Il y a des raisons d’être sceptique face à cette chanceuse acquisition, qui contribuait à justifier la nouvelle guerre américaine contre le terrorisme. Cet épisode rappelle étrangement la découverte, six ans plus tôt, de l’ordinateur portable du poseur de bombe du World Trade Center Ramzi Yousef. Selon les autorités, cet appareil contenait des preuves de « l’opération Bojinka », à travers laquelle il aurait planifié de faire sauter onze avions de ligne américains. [25]
Plus important encore, il existe des contradictions notables et non résolues dans la saga de la lettre d’al-Sirri. En effet, l’article du Wall Street Journal de décembre 2001 sur les fichiers informatiques soutient que cette missive de présentation a été rédigée par « Mohammed Zawahri », mais faussement attribuée à al-Sirri. [26] Cet élément est contredit par l’article du New York Times de mai 2002, qui révéla l’existence de conversations sur écoute entre al-Sirri et Sattar – l’intermédiaire du « cheikh aveugle » –, discutant de « la rédaction d’une lettre de présentation destinée à servir de couverture pour deux hommes, afin d’être potentiellement utilisée en Afghanistan. » [27]
Par ailleurs, un article publié par l’Independent en 2016 affirme catégoriquement que Ben Laden a ordonné l’assassinat de Massoud – une allégation manifestement basée sur les fichiers de l’ordinateur de Kaboul prétendument acheté par le Wall Street Journal en 2001. Or, ce papier de l’Independent indique également qu’al-Sirri lui-même a reconnu avoir fourni la lettre de présentation des assassins de Massoud. [28] Cet article de 2016 ne fait aucune mention de Sattar ou du « cheikh aveugle », dont les rôles dans la saga de la lettre de présentation ont été rapportés dans le papier du Times en 2002, mais ont ensuite disparu du débat public.
L’entrée Wikipedia de Massoud va encore plus loin, en omettant non seulement le « cheikh aveugle », mais également al-Sirri. [29] Le silence du gouvernement et des médias concernant ces deux individus, ainsi que leur lien potentiel avec les agences de renseignement américaines, représentent-ils une sorte de témoin négatif qui pourrait nous aider à comprendre l’assassinat de Massoud, le 11-Septembre et l’invasion de l’Afghanistan – qui est devenue la plus longue guerre de l’histoire des États-Unis ?
Pour le dire autrement, si l’on admet la possibilité que des forces influentes aient agi pour faire oublier l’implication d’Abdel-Rahman, de Sattar et d’al-Sirri dans l’assassinat de Massoud, ne serait-ce pas une forte indication de leur propre complicité dans cette élimination ?
La duplicité et le cloisonnement de la politique étrangère américaine
Le sort de Massoud était au centre d’importantes divergences au sein du gouvernement américain, qui remontaient à plusieurs années. Bill Clinton avait confié sa politique pour l’Asie centrale à son secrétaire d’État adjoint, Strobe Talbott, qui était son ami proche depuis Oxford. Dans un important discours de juillet 1997, « Talbott a décrit quatre dimensions du soutien américain en faveur des pays du Caucase et d’Asie centrale : 1) la promotion de la démocratie ; 2) la création d’économies de libre marché ; 3) le parrainage de la paix et de la coopération, au sein et entre les pays de la région ; 4) l’intégration dans la communauté internationale au sens large. (…) S’opposant à ce qu’il considère comme une conception dépassée de la compétition dans le Caucase et en Asie centrale, M. Talbott a mis en garde quiconque considérerait le “Grand Jeu” comme un modèle à suivre dans cette région. À la place, il a proposé un arrangement où tout le monde coopèrerait et gagnerait. » [30]
Derrière ce débat intellectuel, la CIA et le Pentagone – par l’intermédiaire de l’OTAN –, élaboraient une « stratégie avancée » dans un domaine qui était contraire à la vision de Talbott. Dans le cadre du programme de Partenariat Pour la Paix (PPP) de l’OTAN, le Pentagone commença en 1997 des exercices d’entraînement militaire avec l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan, présentés comme « l’embryon d’une force militaire dirigée par l’OTAN dans la région ». [31] Baptisés CENTRAZBAT, ces exercices anticipaient le possible déploiement des forces de combat américaines en Asie centrale. Une sous-secrétaire adjointe à la Défense, Catherine Kelleher, cita « la présence d’énormes ressources énergétiques » pour justifier cette implication militaire des États-Unis. [32] L’Ouzbékistan, que Zbigniew Brzezinski avait distingué pour son importance géopolitique dans son livre de 1997, Le grand échiquier, [33] devint la cheville ouvrière des exercices d’entraînement américains.
La CIA avait collaboré étroitement avec le Pentagone, l’armée et les services secrets ouzbeks depuis 1997, fournissant une formation, de l’équipement et un mentorat dans l’espoir d’utiliser les forces spéciales ouzbèkes pour capturer ou tuer Oussama ben Laden en Afghanistan. [34] En 1999, Cofer Black et Richard Blee du Centre de Contreterrorisme (CTC) de la CIA se sont rendus à Tachkent et ont négocié un nouvel accord de liaison avec l’Ouzbékistan. Selon le Washington Post, les États-Unis et l’Ouzbékistan ont ensuite « discrètement mené des opérations clandestines conjointes afin de contrer le régime taliban au pouvoir en Afghanistan et ses alliés terroristes. » [35] Notons que la CIA ne visait plus seulement Ben Laden, mais l’ensemble du gouvernement taliban.
Au final, la coalition américano-ouzbèke s’est élargie pour y inclure l’Alliance du Nord en Afghanistan. Au mois d’octobre 1999, Blee rencontra Massoud et accepta de faire pression sur Washington pour un soutien accru des États-Unis en faveur de son organisation. [36] Les forces spéciales américaines avaient commencé à travailler plus directement avec l’armée ouzbèke en 2000. [37] Dans le sillage de l’attentat contre l’USS Cole organisé par Ben Laden, Blee exhorta Clinton d’étendre la mission militaire ouzbèke en une force d’attaque conjointe avec l’Alliance du Nord, mais le Président s’y opposa. [38]
Au sein de l’administration suivante à Washington, les adjoints de Bush relancèrent les plans de Blee et de Black, soutenus par le responsable du contreterrorisme Richard Clarke. [39] Parallèlement, tout au long de l’année 2001, des hauts responsables des États-Unis et d’autres pays rencontrèrent les Taliban. L’un des participants à ces réunions était Niaz Naik, l’ancien ministre pakistanais des Affaires étrangères. Lors d’une réunion de juillet à Berlin, les pourparlers portaient sur la création d’un gouvernement d’unité en Afghanistan. Selon Naik, « si les Taliban avaient accepté cette coalition, ils auraient immédiatement reçu une aide économique internationale (…) Et les [projets de] pipelines du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan se seraient concrétisés. » [40]
Selon Naik, la position des États-Unis était défendue par un diplomate nommé Tom Simons, qui menaça ouvertement les Taliban et le Pakistan : « Simons déclara : “Si les Taliban ne se comportent pas comme ils le devraient, ou si le Pakistan ne parvient pas à les convaincre de changer d’attitude, nous utiliserons une autre option.” Les termes employés par Simons furent “une opération militaire”. » [41] Les pipelines mentionnés par Naik auraient inclus, avant tout, le gazoduc Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde (TAPI) d’Unocal, que nous avons évoqué précédemment.
Naik fournit plus de détails sur les négociations avec les Taliban, où les États-Unis étaient représentés par Simons – qui fut l’ambassadeur américain au Pakistan entre 1996 et 1998 –, l’ancien sous-secrétaire d’État aux Affaires sud-asiatiques Karl « Rick » Inderfurth, et l’ex-haut fonctionnaire du Département d’État en charge de l’Afghanistan Lee Coldren. Naik déclara : « Nous (…) avons demandé [aux délégués américains] : “Quand pensez-vous attaquer l’Afghanistan ?” (…) Et ils ont répondu : “Avant que la neige ne tombe à Kaboul.” Cela signifiait septembre, octobre [2001], quelque chose comme ça. » [42]
Dans la période qui précéda les attentats du 11-Septembre, l’Ouzbékistan était le nœud central de la stratégie de la CIA et du Pentagone concernant l’Asie centrale, et ce bien qu’il avait le pire bilan de la région dans le domaine des droits de l’Homme. En 1999, soit la même année où Black et Blee forgèrent ce nouvel accord de liaison avec l’Ouzbékistan, le Président Clinton signa l’Ordre Exécutif 13126, conformément aux objectifs humanitaires exposés par Strobe Talbott. Ce décret énumérait les marchandises jugées inacceptables pour les importations américaines si elles résultaient du travail des enfants, qu’il soit forcé ou non. Parmi les produits listés figurait le coton d’Ouzbékistan.
Si les préoccupations en matière de droits de l’Homme ne pouvaient empêcher la ligne CIA/Pentagone de prévaloir en Ouzbékistan avant le 11-Septembre, cette tendance n’allait pas changer après ces attentats. En 2002, il fut révélé que le régime ouzbek torturait des prisonniers politiques, notamment en les faisant bouillir vivants. [43] Cette année-là, ce pays reçut plus de 200 millions de dollars d’aide militaire et sécuritaire de la part des États-Unis. En 2005, Washington finit par renouveler ses critiques sur les atteintes aux droits de l’Homme de l’Ouzbékistan, mais seulement après que son Président ait expulsé l’Open Society Institute et ordonné aux États-Unis de fermer leur base militaire dans ce pays. [44]
Les pressions de l’État profond en faveur d’une présence militaire américaine en Asie centrale
L’intérêt du Pentagone et de la CIA pour l’Asie centrale reflétait celui de l’industrie américaine des hydrocarbures, persuadée à l’époque que les plus vastes réserves pétrolières non prouvés de la planète se trouvaient en Asie centrale. Le principal porte-parole de ces intérêts était probablement Dick Cheney, qui était alors le PDG du géant des services pétroliers Halliburton. Avec Chevron et Mobil, cette firme s’était engagée depuis 1997, voire plus tôt, dans l’exploitation des réserves d’hydrocarbures de l’Asie centrale. En 1998, dans un discours face aux industriels du secteur pétrolier, Cheney déclara : « Je ne me souviens pas avoir vu une région acquérir si soudainement une telle importance stratégique comme [le bassin] Caspien aujourd’hui ». [45]
À l’époque, Cheney, avec Donald Rumsfeld, était membre du Projet pour le Nouveau Siècle Américain (PNAC), un lobby néoconservateur dont le rapport de septembre 2000, Reconstruire les Défenses de l’Amérique, se concentrait beaucoup sur le pétrole du Golfe et sur l’importance de conserver et de renforcer « des bases opérationnelles avancées dans cette région ». [46] Le rapport du PNAC ne mentionnait guère l’Asie centrale, mais l’importance de cette zone pour les néoconservateurs est illustrée par la déclaration de Cheney que nous venons de citer.
En fait, un premier ancrage américain dans cette région fut constaté en Azerbaïdjan au lendemain de la dissolution de l’URSS. Dès lors, ce pays connut une série d’obscures intrigues impliquant des agents de renseignement américains, des firmes pétrolières, des Saoudiens, l’ISI pakistanaise, des combattants moudjahidines et du trafic d’héroïne. Ce processus aboutit au coup d’État de 1993, qui renversa le Président élu de l’Azerbaïdjan, Abulfaz Elchibey, et installa un nouveau chef, Heydar Aliyev, qui éloigna cette nation de la Russie vers l’Occident. [47] En 1995, la Chambre de commerce États-Unis-Azerbaïdjan fut mise en place « pour faciliter les affaires et la coopération entre les États-Unis et [ce pays] ». [48]
Azerbaijan International, un magazine fondé en 1993 avec des bureaux à Bakou et à Los Angeles, [49] publia une annonce de la Chambre de commerce américano-azérie déclarant qu’elle exprimait « sa profonde gratitude aux entreprises qui ont contribué à sa création : Amoco, BP America, Chevron, Exxon, Mobil, Occidental, Panalpina et Unocal. » [50] Au sein du conseil de cette institution se trouvaient un certain nombre de sommités « réalistes » et néoconservatrices de l’establishment américain, dont James Baker III, Zbigniew Brzezinski, Henry Kissinger, Brent Scowcroft, John Sununu, Dick Cheney et Richard Armitage. [51]
Au milieu des années 1990, l’Azerbaïdjan servit de tête de pont pour la pénétration américaine en Asie centrale. L’alliance entre les États-Unis et l’Ouzbékistan, établie peu de temps après, représentait un prolongement de cette orientation générale. À la fin de l’année 2001, suite au 11-Septembre et au lancement de la guerre globale contre le terrorisme, les États-Unis avaient également installé de nouvelles bases au Tadjikistan et au Kirghizistan. Washington était ainsi mieux placé pour influencer les gouvernements d’ex-URSS dans l’immense région pétro-gazière à l’est de la Caspienne, et pour défendre les nouveaux investissements pétroliers de Chevron et d’ExxonMobil au Kazakhstan.
Au sujet de l’Afghanistan, le Telegraph rapporta en 1997 que les Taliban étaient « sur le point de signer un contrat de 2 milliards de livres sterling avec [Unocal,] une compagnie pétrolière américaine [basée en Californie,] afin de construire un gazoduc à travers ce pays ravagé par la guerre ». [52]
Brzezinski a même inclus une illustration de ce projet de pipeline d’Unocal dans son manifeste géopolitique de 1997, Le grand échiquier. [53] Rappelons que Massoud, et donc l’Alliance du Nord, se sont opposés à ce deal et ont préféré nouer un contrat avec une société argentine. L’accord pour la gazoduc TAPI entre les États-Unis, Unocal et les Taliban ne s’est jamais concrétisé, les négociations susmentionnées s’achevant en août 2001. En 2018, après des années de guerre, ce projet de pipeline fut relancé sous la direction de Turkmengaz et de la Galkynysh-TAPI Pipeline Company, avec le soutien de la Banque asiatique de développement. [54]
Le 4 septembre 2001, sachant que les pourparlers avec les Taliban sur un gouvernement d’unité étaient au point mort, le cabinet de Bush approuva la rédaction de la NSPD-9, une nouvelle directive présidentielle autorisant un vaste programme d’action clandestine avec l’Alliance du Nord dans le sens préconisé par Blee et Black. De manière significative, la proposition d’une force d’attaque conjointe comprenant des troupes terrestres américaines et l’Alliance du Nord fut rejetée par Massoud lui-même. [55] Le problème de sa résistance au déploiement de soldats américains en Afghanistan disparut lorsqu’il fut assassiné le 9 septembre 2001, deux jours avant le 11-Septembre.
L’assassinat de Massoud et le 11-Septembre : un trou noir historique
À la suite des actions entreprises par de puissants acteurs – y compris la CIA, le Pentagone et plusieurs compagnies pétrolières américaines –, le décor était planté pour ce mois fatidique de septembre 2001. Encore mal compris et enveloppés de secret, les événements clés de cette période comprennent la planification officielle, par les États-Unis le 4 et le 10 septembre, d’une intervention militaire en Afghanistan, l’assassinat d’Ahmed Shah Massoud et les attaques terroristes du 11-Septembre.
En clair, ces événements ont cimenté une trajectoire historique dans laquelle ls États-Unis se sont efforcés de devenir précisément ce que Strobe Talbott rejetait – un acteur dominant dans le Grand Jeu pour le contrôle de la région centre-asiatique. La présence militaire américaine dans l’Asie occidentale et centrale fut ensuite renforcée par l’invasion de l’Irak en 2003, une option préconisée avant le 11-Septembre, et promue à nouveau dans les heures qui ont suivi ces événements.
Près de deux décennies se sont écoulées depuis le 11-Septembre. Les initiatives mégalomanes de Cheney et de Rumsfeld en Afghanistan et en Irak sont désormais considérées comme un échec. Au final, ces revers pourraient être le signe que la soi-disant Pax Americana, qui a inclus des agressions liées au hydrocarbures en Irak, en Afghanistan ou en Libye, est en train de se conclure.