Comment les États-Unis ont empêché une victoire totale d’Assad et de ses alliés

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Dans une récente interview, l’ex-émissaire anti-Daech de la Maison-Blanche s’est vanté d’avoir imposé une stratégie privant les Syriens, les Russes et les Iraniens d’une victoire militaire et politique. Malgré la quasi-disparition du « Daech territorial », ce diplomate a réussi à maintenir une présence militaire américaine afin d’empêcher l’armée loyaliste et ses alliés de reprendre le Nord-Est syrien. Par la suite, il a soutenu les incursions turques dans cette région dominée par les Kurdes, de même que dans la province d’Idleb tenue par des groupes djihadistes. Hostile à l’Iran, il a obtenu l’amplification de l’aide militaire du Pentagone en faveur des frappes israéliennes en Syrie. Partisan farouche des sanctions économiques, il s’est néanmoins gardé de souligner leur impact désastreux pour des millions de Syriens, dont le sort n’émeut pas grand monde à Washington. Riche en détails sur la politique syrienne des États-Unis et de leurs alliés depuis 2017, nous avons traduit intégralement cette longue et importante interview – sachant que l’administration Biden devrait poursuivre cette feuille de route. Un entretien crucial pour mieux comprendre la stratégie insidieuse de Washington dans l’interminable conflit syrien. 

 

« L’ex-envoyé de Trump pour la Syrie réfléchit sur la Turquie, les Kurdes et les erreurs communes sur ces questions »

 

Texte introductif et interview par Jared Szuba (Al-Monitor.com, 9 décembre 2020)

 

Traduction exclusive et clarifications par Maxime Chaix

 

En août 2016, l’ancien ambassadeur américain en Irak et en Turquie James Jeffrey a signé une lettre ouverte avec plus de 50 autres vétérans de la sécurité nationale, dans laquelle ils mettaient en garde contre l’élection du candidat républicain de l’époque, Donald Trump.

 

« Nous sommes convaincus qu’une fois installé dans le Bureau Ovale, il serait le Président le plus imprudent de l’histoire des États-Unis », peut-on lire dans cette lettre.

 

Or, deux ans plus tard, ce diplomate de carrière sortit de sa retraite pour aider l’administration Trump à intégrer des fragments d’initiatives de l’ère Obama en Syrie dans une politique cohésive au Moyen-Orient.

 

Sous l’autorité du secrétaire d’État Mike Pompeo, les responsables du cabinet Trump ont élaboré un plan imposant que la force militaire américaine contre l’État Islamique reste en Syrie jusqu’à ce que le gouvernement de Bachar el-Assad se plie à des élections soutenues par l’ONU. En plus de sa mission de lutte contre Daech, qui était autorisée par le Congrès, l’armée américaine continuerait d’empêcher Assad d’accéder aux champs pétrolifères syriens, qui sont situés dans des zones contrôlées par des combattants kurdes locaux appuyés par les États-Unis. Son autre mission était d’obstruer l’accès de l’armée iranienne au Levant.

 

Trump n’aimait pas cette politique. « Le Président était perturbé par notre présence en Syrie », nous a déclaré Jeffrey la semaine dernière, lors d’une interview de deux heures à son domicile de Washington. « Il était très mal à l’aise avec ce qu’il considérait comme des guerres sans fin. »

 

En décembre 2018, le 45ème Président des États-Unis fit sursauter ses principaux conseillers en déclarant au chef de l’État turc, Recep Tayyip Erdogan, qu’il retirerait plus de 2 000 soldats américains de Syrie.

 

Cette décision risquait inévitablement d’entraîner une course folle sur un champ de bataille à l’équilibre précaire, qui était occupé par quatre grands acteurs militaires. Elle allait aussi engendrer des déplacements massifs de la population kurde de Syrie. Enfin, elle menaçait de renverser les gains majeurs de la coalition internationale [du Pentagone] contre Daech, et d’affaiblir la campagne de pression menée par les États-Unis contre Assad.

 

« Nous nous sommes sentis très vulnérables, et nous avons peut-être été quelque peu grisés par la peur », nous a expliqué Jeffrey la semaine dernière. « Je comprends les préoccupations du Président concernant l’Afghanistan », a-t-il ajouté. « Mais la mission en Syrie est une source intarissable de bénéfices [stratégiques]. »

 

L’opposition des alliés européens a finalement convaincu le Président de changer d’avis, selon Jeffrey. Mais moins d’un an plus tard, alors que les forces turques s’amassaient à la frontière syrienne en octobre 2019, ce diplomate et d’autres responsables organisèrent un autre appel entre Trump et Erdogan.

 

Lorsque la poussière retomba, des centaines de personnes étaient mortes et jusqu’à 300 000 autres, pour la plupart des Kurdes syriens, avaient fui leurs maisons. L’incursion militaire de la Turquie a depuis été qualifiée par les dirigeants kurdes de « nettoyage ethnique ».

 

Jeffrey a été maintenu en poste pour recoller les morceaux. Or, les méthodes préconisées par ce diplomate pour atténuer l’agression d’Ankara ont échoué, provoquant une vive controverse lors des audiences-marathon du Congrès américain.

 

Il affirme que les propositions qu’il a soutenues – démanteler les défenses frontalières des YPG [kurdes], autoriser l’accès de l’armée turque dans le Nord-Est de la Syrie pour des patrouilles de sécurité conjointes, réintégrer les avions turcs dans l’ordre de mission aérienne de la base d’al-Udeid [, au Qatar] –, étaient enracinées dans sa compréhension de la politique intérieure et de l’histoire coloniale turques. Ses critiques estiment qu’elles ont ouvert la voie à l’assaut de la Turquie d’octobre 2019 [contre nos alliés kurdes].

 

Aujourd’hui, Jeffrey parle de la crise entre la Turquie et les Kurdes de Syrie comme si elle s’était largement atténuée, mais il offre peu de détails sur les garanties d’avenir des Forces Démocratiques Syriennes (FDS). Il insiste sur le fait que la décision du cabinet Obama d’armer cette milice locale dirigée par les Kurdes alimenta une menace existentielle vieille de plusieurs décennies contre la Turquie : le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

 

Pour ce diplomate de carrière, l’hostilité d’Ankara envers les FDS n’était qu’un aspect sensible d’une structure politique plus complexe, dans laquelle Washington cherchait à exploiter les intérêts de la Turquie et d’Israël pour faire reculer l’Iran et garantir le fait que le régime d’Assad et la Russie ne puissent remporter la guerre. 

 

L’interview suivante a été modifiée par son auteur en raison de sa longueur.

 

Al-Monitor.com : Le commandant adjoint de l’opération Inherent Resolve, le général britannique Kevin Copsey, a déclaré la semaine dernière que nous entrions dans la phase « crépusculaire » de la mission de la coalition internationale contre Daech. En juillet 2018, vous avez été nommé envoyé spécial notamment pour aider à rediriger cette mission vers la stratégie régionale américaine, en particulier vis-à-vis de l’Iran et de la Turquie, alliée de l’OTAN. Quels progrès ont été réalisés à cet égard ?

 

James Jeffrey : La stratégie syrienne était une « fille adoptive » héritée de l’administration Obama. Le cabinet Trump a perçu l’une de ses failles majeures, soit le fait qu’elle abordait la question iranienne comme un simple problème d’armes nucléaires, à l’instar de la Corée du Nord. Or, l’administration Trump considérait l’Iran comme une menace pour l’ordre régional. Elle souhaitait donc une politique syrienne fondée sur les bribes de la politique d’Obama. C’est pourquoi l’administration Trump proposa cette politique en 2017.

 

Le secrétaire d’État Mike Pompeo et moi-même avons convaincu les responsables du cabinet Trump de la chose suivante : si vous ne traitez pas le problème sous-jacent de l’Iran en Syrie, vous n’allez pas être en mesure de contrer Daech sur le long terme. Nous percevions tout cela comme un ensemble.

 

Rappelons également la campagne aérienne israélienne. Les États-Unis n’ont commencé à la soutenir que lorsque je suis arrivé à bord. Je me suis rendu en Israël et nous avons rencontré le Premier Ministre Netanyahou et d’autres responsables, qui pensaient n’être pas suffisamment soutenus par l’armée américaine, contrairement aux services de renseignement. Il y a donc eu une vaste bataille au sein du gouvernement américain, et nous l’avons gagnée.

 

L’argument [contre le soutien à la campagne d’Israël] était, encore une fois, cette obsession de la mission antiterroriste [au sein du Pentagone]. Nos collègues ne voulaient pas se tromper, soit en se préoccupant de la Turquie, soit en détournant des ressources pour permettre aux Israéliens de se faufiler en Syrie, car cela pouvait entraîner un retour de flamme pour nos forces armées. Or, ce ne fut pas le cas.

 

Fondamentalement, nous étions d’abord et avant tout motivés par le refus que le [régime Assad] obtienne la victoire militaire. Mais parce que la Turquie était si importante, et que nous ne pouvions pas mettre en œuvre cette stratégie sans elle, s’est posé le problème des complaintes turques dans le Nord-Est de la Syrie. Mon travail consistait donc à coordonner tout cela.

 

Or, si l’on met tous ces éléments ensemble – la mission contre les armes chimiques, notre présence militaire, celle des Turcs et la domination israélienne dans les airs –, l’on obtient un pilier militaire assez efficace pour notre stratégie basée sur la coercition armée, la diplomatie et les politiques d’isolement [contre le gouvernement syrien].

 

C’est ainsi que nous avons mis en place une politique syrienne intégrée, qui s’inscrit dans notre politique globale vis-à-vis de l’Iran. Le résultat fut un relatif succès parce que nous avons réussi à stabiliser la situation, avec beaucoup d’aide des Turcs en particulier.

 

Le seul changement sur le terrain au profit d’Assad a été le sud d’Idleb en deux ans et demi d’attaques contre cette province. Il est hautement improbable [que les Russes et les Syriens] continuent dans cette voie, étant donné la puissance de l’armée turque dans cette zone et l’ampleur de la défaite qu’elle a infligée à l’armée syrienne en mars dernier.

 

Et bien sûr, nous avons accentué la pression des sanctions et de l’isolement d’Assad, nous avons maintenu notre ligne visant à empêcher toute aide à la reconstruction, et ce pays en a désespérément besoin. Vous voyez ce qui est arrivé à la livre syrienne et à l’ensemble de l’économie. C’est donc une stratégie très efficace.

 

Al-Monitor.com : Les États-Unis soutiennent la campagne aérienne israélienne et imposent des sanctions à la fois au régime d’Assad et à l’Iran. Nous rapprochons-nous d’un retrait iranien de Syrie ?

 

JJ : Eh bien, les Iraniens ont retiré beaucoup de leurs hommes. L’une des raisons de ce retrait est qu’ils subissent une forte pression financière et que la Syrie leur coûte très cher. De manière croissante, les Iraniens la cèdent aux Syriens. Et ils n’ont pas été en mesure de renflouer ces derniers, à part certains envois de pétrole – dans des conditions aventureuses –, qui parfois arrivent à quai, parfois non. Je vais en rester là sur cette question. 

 

Al-Monitor.com : Pourriez-vous nous préciser votre pensée sur ces « conditions aventureuses » ?

 

JJ : Je vous ai dit tout ce que j’avais à vous dire à ce sujet. La capacité iranienne à établir une vraie menace contre Israël, sur le modèle du Sud-Liban, à travers des systèmes [de missiles] à longue portée [déployés en Syrie] a également été stoppée par les frappes israéliennes. Dans une certaine mesure, ces frappes sont rendues possibles par le soutien diplomatique des États-Unis, et par d’autres formes d’appui que je n’aborderai pas plus en détail, mais qui sont d’une grande importance.

 

Nous avons essentiellement bloqué les objectifs à long terme de l’Iran et mis sa présence actuelle [en Syrie] sous pression. Est-ce une pression suffisante pour faire partir l’Iran de ce pays ? Je l’ignore. Je ne sais pas si nous pouvons réellement les faire reculer. Mais je sais que c’est un élément absolument essentiel de tout accord plus large. Quel que soit le niveau de souffrance que nous infligeons aux Iraniens, aux Russes et au régime de Bachar el-Assad, ce dernier ne quittera pas le pouvoir avant le départ de l’Iran.

 

Al-Monitor.com : Un objectif majeur des sanctions est de forcer le gouvernement syrien à changer de comportement. Avez-vous observé des signes de changement dans les calculs du régime en conséquence de ces mesures ? Y a-t-il une perspective de compromis américano-russe sur le processus politique syrien, ou pourrions nous dire que le processus de Genève a été coopté ?

 

JJ : Eh bien, nous avons observé l’imbroglio autour de Rami Makhlouf et d’autres dirigeants. Nous l’ignorons, car il est vraiment difficile de savoir ce qui se passe réellement dans un État policier, de mesurer les conséquences de nos politiques. Mais elles ont eu un certain impact. L’effondrement du système bancaire libanais est un autre coup dur. Vous pouvez l’observer dans les disputes entre les Russes et Assad au sujet du récent fiasco de la conférence de Damas sur les réfugiés – un échec qui ne fut pas suffisamment remarqué. Or, c’était une idée de Moscou. 

 

Nous sommes certains que les Russes savent qu’il n’y a pas de victoire militaire possible. Alors ils se demandent comment obtenir une victoire politique. Pour ce faire, ils tentent de détourner le processus politique dirigé par l’ONU, en employant des artifices tels que les élections d’Assad en 2021 comme substitut à celles mandatées par l’ONU, et en utilisant une conférence sur les réfugiés dirigée par la Russie pour s’emparer de ce portefeuille et l’éloigner de l’ONU et de la communauté internationale. Nous avons donc mobilisé cette dernière pour boycotter cette conférence, avec beaucoup de succès.

 

Leur position peut varier, mais les Russes n’ont jamais adopté une véritable mise en œuvre de la résolution 2254. Nous avons clairement indiqué que [, dans le cas contraire,] nous lèverions nos sanctions et qu’Assad serait finalement invité à revenir dans la Ligue arabe, que son isolement diplomatique s’achèverait. Nous l’avons expliqué à Poutine en 2019 à Sotchi, via le secrétaire Pompeo. [Les Russes] connaissent notre offre, mais ils ne s’y conforment pas vraiment. 

 

Al-Monitor.com : Les États-Unis ont-ils exploré des voies alternatives, telles que les négociations potentielles avec des membres de la base de soutien du régime syrien dans la communauté alaouite ?

 

JJ : Non, à part les quelques contacts notoires au sujet [du journaliste américain disparu en Syrie] Austin Tice. Et je ne peux plus en parler. Je ne vois rien de prometteur. D’aucuns pourraient être en désaccord avec moi.

 

Al-Monitor.com : Passons au sujet de la Turquie. Le secrétaire d’État Mike Pompeo a vivement critiqué Ankara lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN. Dans les récents podcasts d’Al-Monitor, Stephen Cook et Philip Gordon ont déclaré que les États-Unis ne devraient probablement pas considérer la Turquie comme un allié ou un « partenaire modèle ». Comment recommanderiez-vous à l’administration Biden de s’engager avec Erdogan dès le départ ?

 

JJ : Tout d’abord, vous devez séparer Erdogan de la Turquie.

 

Les plus grands défis pour Biden seront la Chine, la Russie, la Corée du Nord, l’accord sur le nucléaire iranien et le climat. Ce sont les cinq grands défis. Le numéro six est la Turquie, car ce pays a un impact direct sur deux des cinq premiers : l’Iran et la Russie. Et elle a un impact sur le numéro huit ou neuf, le terrorisme.

 

C’est un État de l’OTAN très important. Le radar de l’OTAN qui est au cœur de tout le système de missiles anti-balistiques qui nous défend contre l’Iran se trouve en Turquie. Nous avons d’énormes atouts militaires là-bas. Nous ne pouvons vraiment pas « faire » le Moyen-Orient, le Caucase ou la mer Noire sans la Turquie. Et ce pays est un adversaire naturel de la Russie et de l’Iran.

 

Erdogan est un grand penseur de la puissance. Là où il perçoit des vides, il s’y engouffre. L’autre chose à propos de cet homme est qu’il est extrêmement arrogant, imprévisible, et qu’il n’acceptera tout simplement pas de solutions gagnant-gagnant. Mais lorsqu’il est sous pression – et j’ai négocié avec lui –, il reste un acteur rationnel.

 

Donc, si Biden perçoit le monde comme beaucoup d’entre nous désormais – celui d’une concurrence entre quasi-pairs –, la Turquie devient extrêmement importante. Regardez ce qu'[Erdogan] vient de faire en huit mois à Idleb, en Libye et dans le Haut-Karabakh. La Russie ou ses alliés ont été les perdants dans ces trois cas de figure.

 

Si nous revenons à l’état d’esprit de fin de mandat d’Obama, qui voudrait que nous n’ayons pas de problème géopolitique, mais une succession de problèmes mineurs – le fait qu’Erdogan achète des [missiles russes] S-400, les cellules [de Daech] dans le désert et les réfugiés au Liban, l’uranium iranien enrichi à [plus de] 3,25 %, le meurtre de Khashoggi et le drame de l’interminable famine au Yémen –, tout cela devient des problèmes sui generis face auxquels nous devons investir des ressources et mobiliser la bureaucratie, sans essayer de comprendre comment ils s’articulent.

 

Si l’administration Biden revient à cette pensée stupide, elle perdra le Moyen-Orient. Vous pouvez oublier l’Asie.

 

Al-Monitor.com : Comment l’administration Biden devrait-elle aborder Erdogan ?

 

JJ : Erdogan ne reculera pas tant que vous ne lui aurez pas montré les dents. C’est ce que nous avons fait lorsque nous avons négocié le cessez-le-feu en octobre 2019. Nous étions prêts à écraser son économie.

 

C’est ce que Poutine a fait après que l’avion russe fut abattu. À deux reprises, les Russes ont envoyé des signaux forts aux Turcs à Idleb. Ils ont botté le cul d’un bataillon turc. Mais cela n’a pas eu l’effet escompté par les Russes.

 

Quand Erdogan va trop loin, il faut être prêt à le calmer fermement et à s’assurer en amont qu’il comprenne le message. La position turque n’est jamais correcte à 100%. Ils ont une certaine logique et des arguments de leur côté. Compte-tenu de leur rôle d’allié et de rempart important contre l’Iran et la Russie, il nous appartient d’écouter au moins leurs arguments et d’essayer de trouver des solutions de compromis.

 

Al-Monitor.com : Vous êtes arrivé au poste d’envoyé spécial en tant que partisan de l’accélération du modèle de feuille de route de Manbij, et ce pour apaiser les inquiétudes de la Turquie concernant le Nord-Est syrien. Pouvons-nous dire que cette approche a engendré un retour de bâton ?

 

JJ : Les Turcs considéraient Manbij comme un échec. Il y a eu d’énormes réticences de la part des FDS, du conseil militaire local et du bureau de [l’ancien envoyé spécial de la Maison-Blanche Brett] McGurk. Pour tout individu ayant des relations avec le PKK, il devait y avoir un arbitrage des renseignements, tant du côté turc qu’américain. Au final, très peu de gens ont été expulsés de ces structures.

 

J’ai beaucoup insisté et nous avons finalement obtenu l’exclusion d’un groupe d’environ 10 personnes. Mais nous avons mis environ un an pour obtenir ce résultat, et les Turcs pensaient que nous n’étions pas sérieux. C’est le modèle que nous avons tenté d’appliquer au Nord-Est.

 

Les FDS, ce sont des « gamins clean ». J’ai très, très bien appris à les connaître, eux et leurs dirigeants. Ils sont vraiment phénoménaux, selon les normes du Moyen-Orient. Ils sont une ramification marxiste très disciplinée du PKK, mais ils ne sont pas non plus particulièrement intéressés par la poursuite de son programme. 

 

Pendant ce temps, personne au Département d’État n’a dit : « Bonjour, quid de la Turquie ? » Franchement, nos militaires basés dans cette région et les gens du Département d’État obsédés par la défaite de Daech considéraient essentiellement que la position turque était un problème qui ne les concernait pas. 

 

Les Turcs ont été provoqués à leur frontière sud, principalement par nous-même lorsque l’on a annoncé la création d’une nouvelle force de défense frontalière [dans les zones tenues par les FDS en 2018,] qui serait encore plus importante. Or, le premier endroit où nous allions déployer cette force est le long de la frontière turque.

 

Le CENTCOM était hors de contrôle. Leur mantra était caricatural : « Nous sommes juste ici pour combattre les terroristes, laissons les têtes de con du Département d’État prendre soin de la Turquie, et nous pouvons dire ou faire tout ce qui nous plaît, à nous et à nos petits alliés, et tout cela n’a pas d’importance. » Ce schéma a pourri notre existence jusqu’à ce que nous ayons enfin [la politique syrienne] sous notre contrôle. Or, nous n’avons pu totalement gérer la situation que lorsque Pompeo me demanda – non sans quelques aberrations –, de reprendre du service en tant qu’envoyé spécial anti-Daech. 

 

Al-Monitor.com : L’opération Source de paix a fortement gêné la mission américaine [en Syrie,] et a été qualifiée de « nettoyage ethnique ». Vous avez déclaré que vous deviez montrer les dents à Erdogan. Mais avant cette incursion [d’octobre 2019], vous avez mené un effort pour que les YPG [kurdes] démantèlent leurs défenses dans le cadre de la zone de sécurité. Quelle était la logique derrière cela ?

 

JJ : C’était une extension de la feuille de route de Manbij : des patrouilles conjointes et, dans cette ville, le retrait du leadership associé au PKK. Dans la zone de sécurité, toutes les forces des FDS, les armes lourdes et les défenses devaient être retirées. Vu la pression constante de la Turquie sur le Président Trump pour qu’il fasse quelque chose à ce sujet, nous avons estimé que cela avait du sens.

 

Quand Bolton et moi-même sommes allés [à Ankara] en janvier 2019, on a beaucoup parlé du fait que j’y avais apporté cette carte [délimitant la potentielle zone de sécurité]. Or, ce n’était pas ma propre carte. Elle avait été établie par nos militaires avec les Kurdes, et elle avait été convenue avec eux.

 

Ces derniers devaient démanteler leurs fortifications, mais ils ne l’ont pas fait. C’était l’une des principales plaintes d’Erdogan. Bolton ne voulait pas avoir de Turcs là-dedans, c’était l’un des accrochages que j’avais eus avec lui à Ankara. Nous avons décidé que nous ne montrerions pas la carte, mais que nous expliquerions son concept aux Turcs.

 

Nous avons finalement obtenu un accord en juillet et en août [2019]. Ce schéma comprenait des patrouilles turques jusqu’à l’autoroute M4, de sorte qu’Erdogan obtienne ses 30 kilomètres [de zone de sécurité au sud de sa frontière]. De façon plus vague, ce plan prévoyait une présence permanente de l’armée turque en territoire syrien, mais nous n’avons pas pu déterminer où précisément.

 

C’était un bon compromis. Cela fonctionnait en quelque sorte, mais les Turcs n’étaient toujours pas satisfaits car ils savaient que les FDS contrôlaient toujours la région, et ils ne croyaient pas qu’ils démantelaient leurs fortifications. Et c’est vrai, nous avons continué à faire pression sur les FDS pour qu’elles le fassent et elles nous ont donné beaucoup d’excuses [pour ne pas s’y conformer]. 

 

Al-Monitor.com : Pourquoi cet accord fut-il abandonné ? 

 

JJ : Le Président était perturbé par notre présence en Syrie. Il était très mal à l’aise avec ce qu’il considérait comme des guerres sans fin. C’est quelque chose pour lequel on ne devrait pas le critiquer. Nous avions vaincu le califat [de Daech], puis nous sommes restés dans cette zone. Trump ne cessait de demander : « Pourquoi avons-nous [encore] des troupes là-bas ? » Et nous ne lui avons pas offert la bonne réponse.

 

Si quelqu’un lui avait dit que tout tournait autour des Iraniens, cela aurait peut-être fonctionné. Mais les gens dont la tâche était de lui expliquer pourquoi les troupes restaient en Syrie travaillaient au Pentagone. Et ils venaient d’invoquer l’autorisation [du Congrès] d’utiliser la force militaire : « Nous y sommes pour combattre les terroristes. »

 

Selon moi, la raison pour laquelle Trump a décider de retirer les troupes [face à l’offensive turque] était simplement sa lassitude d’entendre toutes nos justifications pour lui expliquer les raisons de notre présence militaire dans cette zone. Nous lui avions fait une promesse implicite : « Patron, tout va bien, nous travaillons avec les Turcs, nous travaillons avec les Russes. » Puis il constate ces catastrophes.

 

Je n’ai pas informé le Président à ce sujet. Pompeo s’en est chargé et il a présenté des arguments allant dans notre sens, qui étaient axés sur l’Iran. Mais Trump était mal à l’aise avec ces forces et il faisait confiance à Erdogan. Ce dernier continua ses plaidoyers contre le PKK, et le Président interrogeait ses conseillers, qui devaient être honnêtes et admettre la vérité. Bien sûr, c’est plus compliqué que cela. Les guerres sont compliquées.

 

Le Président a été briefé sur ce dossier, mais il écoutait aussi Erdogan. Cet homme est assez convaincant.

 

Au Département d’État, nous n’avons jamais fourni d’informations sur le nombre de soldats au Président. Ce n’est pas notre travail. Nous n’avons pas tenté de le tromper. Il a continué de prononcer publiquement des chiffres qui étaient bien inférieurs aux chiffres réels, donc en parlant aux médias et au Congrès, nous devions être très prudents dans nos déclarations. En outre, ces chiffres étaient amusants. Les alliés qui ne voulaient pas y être identifiés étaient-ils comptés ? Et garnison d’al-Tanf ? Et l’unité Bradley qui allait et venait ?

 

Nous étions embarrassés car le Président avait donné trois fois l’ordre de retirer nos troupes. C’était une pression constante, et une menace, de retirer nos soldats de Syrie. Nous nous sommes sentis très vulnérables et nous avons peut-être été quelque peu grisés par la peur, car cette question avait tellement de sens pour nous. Je comprends ses préoccupations concernant l’Afghanistan. Mais la mission en Syrie est une source intarissable de bénéfices [stratégiques]. Les FDS et nous-mêmes restons la force dominante dans [le Nord-Est syrien].

 

Les Kurdes essayaient toujours de nous faire dire que nous les défendrions contre l’armée turque. Malgré mes objections, ils ont fait pression sur [la coalition anti-Daech du Pentagone] pour qu’elle commence à installer des avant-postes le long de la frontière turque. J’ai détesté cette idée, qui provoquait les Turcs.

 

Je n’ai pas pu les empêcher [de mettre en place ces avant-postes], mais j’ai pu en arrêter d’autres [en cours de construction]. Ils n’avaient aucun sens. L’armée américaine n’avait pas l’autorisation de tirer sur les Turcs, qui pouvaient simplement la contourner. Nous leur donnions juste l’impression de n’être pas dignes de confiance, et d’établir comme moyen de pression un mini-État permanent géré par le PKK dans le Nord-Est syrien, tout comme de nombreux Turcs pensent à tort que nos politiques grecque, chypriote et arménienne visent toutes à faire pression sur eux. Rappelons que c’est ainsi que les Britanniques et les Français ont traité l’Empire ottoman.

 

Le Congrès et les médias ont présenté les choses comme si nous établissions des remparts contre les Turcs, puis le Président a changé notre politique sur le terrain grâce à son dialogue avec Erdogan.

 

Croyez-moi, j’étais avec le commandant [de l’opération Inherent Resolve] en décembre 2017 lorsque les Turcs étaient sur le point d’entrer [à nouveau en Syrie dans le cadre de l’opération Rameaux d’olivier], et nous tentions de comprendre ce que l’armée américaine devait faire. Il n’y avait pas de plan. Il n’y avait pas de plan pour répondre aux Turcs parce que [le Pentagone et ses alliés n’avaient] aucun ordre d’agir contre eux. Cela ne faisait pas partie de leur mission.

 

Le secrétaire Pompeo, moi-même et d’autres l’avons constamment fait remarquer aux Turcs : même si nous ne vous arrêtons pas militairement – et ce n’est pas notre politique –, nous agirons contre vous politiquement. Plus important encore, les Kurdes inviteront tout simplement les Russes. Les Turcs s’en sont moqué [lors de l’opération Rameaux d’olivier de janvier 2018, puis] ils s’en sont moqué après l’incursion du 6 octobre [2019].

 

[Lors de cette dernière offensive,] le Président Trump a envoyé un message à Erdogan pour l’informer que, s’il n’arrêtait pas cette incursion dans les 24 heures, [le commandant des FDS] Mazlum contacterait les Russes et les inviterait à entrer [dans cette zone pour les protéger], et les États-Unis ne les arrêteraient pas. J’ai fini par transmettre ce message, et notre interlocuteur turc était incrédule. Il pensait que les Russes ne viendraient pas, ou que nous les arrêterions comme nous l’avions fait contre Wagner [au champ gazier de Conoco, à Deir ez-Zor].

 

Mais les Russes sont arrivés. Soudain, c’est un échec et mat [pour Erdogan]. Puis-je prétendre que le problème turc a été ainsi résolu ? La réponse est négative. Mais les Turcs sont désormais présents dans le Nord-Est. Ils ont moins à craindre des FDS. 

 

Al-Monitor.com : Ont-ils jamais eu quelque chose à craindre des FDS ?

 

JJ : Bien sûr. Clairement. Écoutez, ils ont failli entrer en guerre avec la Syrie en 1999 à cause de la présence [du chef du PKK Abdallah] Ocalan dans ce pays. Le YPG syrien est le PKK. Vous-vous souvenez quand ils sont allés à Raqqa ? De de l’affiche [d’Ocalan qu’ils ont alors exhibée] ? C’est le problème. Erdogan ne veut pas d’un autre mini-État comme Qandil, en Syrie, qui soit protégé par les États-Unis ou par la Russie.

 

Les Turcs ont perdu 40 000 personnes à cause du PKK. C’est une menace existentielle pour eux. La population kurde de Turquie est divisée. La moitié se trouve dans des enclaves kurdes. L’autre moitié est intégrée à la société turque. On se retrouverait face à une situation de type Bosnie ou Rwanda si le PKK pouvait vraiment mobiliser la population kurde, dans la mesure où la majorité turque a décidé que « le seul bon Kurde est un Kurde mort ». Telle est la menace existentielle du PKK pour la Turquie [, et inversement].

 

Ce qu’Erdogan n’avait pas à craindre, c’était l’idée que les États-Unis [soutenaient] délibérément [les FDS] dans le cadre d’un plan de long terme visant à maintenir la Turquie en situation de faiblesse. 

 

Al-Monitor.com : Mais vous n’avez jamais vu aucune preuve que les FDS acheminaient des armes ou des combattants en Turquie ?

 

JJ : Certainement pas depuis le Nord-Est de la Syrie. Cela faisait partie de notre accord avec eux.

 

Al-Monitor.com : Pensez-vous que les États-Unis peuvent encore parvenir à un consensus avec Erdogan sur le Nord-Est syrien, étant donné son insistance sur le fait que le PYD/YPG est indissociable du groupe terroriste PKK ?

 

JJ : Je ne sais pas. Chaque fois que vous parlez du Nord-Est de la Syrie, le plus important est la politique intérieure turque. La pensée du compagnon de luttes d’Erdogan, [Devlet] Bahceli, peut se résumer en une phrase : la seule chose qui compte, c’est l’agenda national turc, et en cela il n’y a pas de place pour les Kurdes.

 

Ce n’est pas l’ordre du jour de l’AKP, bien sûr. Erdogan, qui a mené de bien meilleures politiques envers les Kurdes et le PKK que quiconque avant lui, est gêné par le MHP [– le parti nationaliste turc, dont la branche paramilitaire s’appelle les Loups gris].

 

Si Erdogan sent qu’il a besoin d’une victoire pour faire monter le sentiment national, il pourrait faire quelque chose de plus. Le problème est qu’il devrait le faire avec les Russes car je ne pense pas qu’il ira au sud de [l’autoroute] M4 [, dans la province d’Idleb]. Lui et ses proches ont toujours soutenu qu’ils n’étaient pas intéressés par ce qui se passait au sud de la M4. Donc Kobane, par exemple. Mais cela nécessiterait l’accord des Russes.

 

Les Russes ont clairement indiqué – et je le sais de source sure –, qu’ils ne veulent pas voir une présence turque élargie en Syrie.

 

Les FDS n’arrêtent pas d’affirmer que, selon les Russes, l’armée turque serait sur le point d’entrer sur leur territoire. C’est une menace russe. Il s’agit d’une invention des Russes pour nous pousser au retrait et leur permettre ainsi d’accéder aux champs pétrolifères syriens. C’est une grossière tactique de pression russe. Cette hypothèse me paraît improbable.

 

Al-Monitor.com : Le commandant des FDS, Mazloum Abdi, a exprimé le doute qu’un accord avec le régime d’Assad soit probable dans un proche avenir. Quel est le statut des discussions PYD/Conseil National Kurde ? Comment cela pourrait-il se terminer pour les FDS ?

 

JJ : Pour être cynique, la réponse à cette interrogation de [l’ancien directeur de la CIA] David Petraeus – « Comment tout cela se termine-t-il ? » –, c’est une question de proportionnalité. Nous n’avons pas de feuille de route parfaite. Si vous souhaitez affecter des ressources limitées, très bien, mais ce n’est pas un problème car c’est la principale façon dont nos concurrents progressent.

 

Les différents groupes kurdes vont jouer un rôle dans l’issue éventuelle de la crise syrienne. Politiquement et militairement. Ils tiennent bon nombre des rênes.

 

Al-Monitor.com : Pourraient-ils être inclus à Genève ?

 

JJ : Qui sait ? Nous vivons dans un monde de Kashmirs et de Haut-Karabakhs. Le fait est que [préserver les FDS] est notre plan B. Nous avons un plan A. Celui-ci ne répond pas à la question de savoir « comment tout cela se termine ». L’objectif intégral du plan A est de s’assurer que les Russes, Assad et les Iraniens n’ont pas de réponse heureuse sur la façon dont tout cela se termine, et peut-être que cela les amènera un jour à accepter le plan B. Pendant ce temps, ils sont pieds et poings liés. Ils ne perçoivent pas la guerre en Syrie comme une victoire.

 

Al-Monitor.com : Pensez-vous que Mazloum sera en mesure d’exclure les cadres du PKK du Nord-Est de la Syrie ?

 

JJ : Nous verrons. Je pense qu’il fait tout ce qui est en son pouvoir pour équilibrer les intérêts du PKK, de la Turquie, de la Russie et des États-Unis. Son but est de garantir avant tout la protection de la population kurde du Nord-Est, qui est son propre peuple et, deuxièmement, celle des zones qu’il contrôle – et qui comprennent un grand nombre d’Arabes. Il fait exactement ce que je ferais dans ces circonstances.

 

Le niveau de pression sur les cadres du PKK que la politique exige ou permettra peut varier de temps à autre. C’est assurément quelque chose que les Turcs et nous-mêmes ne cessons de mettre en avant. 

 

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